>> Ressources / Eléonore Chapuis / Etude sur la Baksylyk

 

ETUDE SUR LA BAKSYLYK EN TERRE KAZAKHE...

 

A partir de diverses lectures et du cours dispensé tout au long du semestre, je vais tenter ici de faire une synthèse de ce phénomène qu’est la baksylyk, une institution religieuse liée à une zone bien précise, à savoir l’Asie centrale, en m’attachant à circonscrire mon étude au seul Kazakhstan pour une plus grande précision. Il sera essentiellement question pour moi de tenter une approche de ce que l’on pourrait appeler, en empruntant l’expression maussienne les « techniques du corps » à partir des observations menées par les auteurs sur le terrain qui, du sanctuaire d’Ahmad Yasawî aux steppes de l’Ili, se sont penchés sur l’imbrication historique entre l’islam arabo-persan et le chamanisme turco-mongol : la baksylyk.

Mon propos sera donc le suivant : après une approche historico-géographique qui retracera sommairement les origines de ce phénomène, je me pencherai sur les pratiques rituelles que sont le pèlerinage au tombeau des saints musulmans et le zikir réalisé par l’officiant qu’est le bakshi, en mettant en évidence à travers ces deux exemples le subtil syncrétisme effectué par les Kazakhs entre chamanisme et soufisme. Dans cette même partie, je tenterai également de m’interroger sur les usages religieux relatifs au corps et à ses prolongements que peuvent constituer les tenues vestimentaires. Enfin, en guise de conclusion qui fera office d’une succincte réflexion, j’entreprendrai de faire un modeste bilan de la situation vécue par ce peuple, de la période soviétique à l’invasion actuelle du capitalisme sauvage, pour mettre en relief les modifications observées dans le cadre des pratiques religieuses traditionnelles.

Le Kazakhstan actuel (c'est-à-dire tel que les tracés de frontières l’ont déterminé) est un territoire d’Asie Centrale qui fut le théâtre de nombreuses invasions et le lieu d’échanges culturels intenses. Il sera question pour moi de m’attacher à l’aspect religieux dans ces multiples mouvements : notons dès lors l’expansion des Aryens à partir du troisième millénaire AVJC qui amènent avec eux le zoroastrisme. On constate ensuite historiquement la formation du premier Etat turc d’Asie Centrale qui domine entre autre le Kazakhstan et au sein duquel se côtoient autant le bouddhisme que le judaïsme, ou encore le christianisme et le chamanisme en fonction des contacts commerciaux (La Route de la Soie) entre les croyants. Puis, c’est au tour de l’islam –avec les conquêtes qui l’amènent- de traverser le Kazakhstan et de s’y installer durablement dès le 8° siècle APJC. Si je n’évoquerai pas ici les invasions menées par Gengis Khan et Tamerlan, c’est pour mieux rendre compte du fait que les éléments de la baksylyk, qui ne sera attestée en tant que telle bien plus tard, semblent dès lors en place et donc, que le chamanisme et l’islam, bien que géographiquement éloignés de leur berceau originel s’entremêlent déjà en terre kazakhe qui sera le lieu d’influences mutuelles entre ces deux courants spirituels. Une vieille légende kazakhe rend d’ailleurs particulièrement bien compte de cette imbrication sur laquelle nous nous pencherons ensuite, en mettant en lumière la diversité et la richesse de la « sélection » de certains éléments au détriment d’autres qui fondent tant la diversité que l’identité religieuse kazakhe : «  A la création du monde, des peuples ont reçu de riches forêts, des champs fertiles, de larges rivières ; d’autres ont reçu de belles montagnes et des lacs bleus. Le peuple kazakh n’a reçu en partage que la steppe ! Il a été offensé et a demandé à Dieu de lui accorder au moins une parcelle des splendeurs de la nature. Alors, Dieu, Allah, a raclé le fond de son sac et jeté, au milieu de l’immense steppe, tout ce qui lui restait de montagnes pittoresques, des rochers, des lacs d’eau bleue et pure. Il a jeté, de sa main généreuse, des prairies vert émeraude, des montagnes couvertes de bois et peuplées d’animaux et d’oiseaux … ». Cette légende est édifiante en ce sens qu’elle rassemble une invocation à un Allah personnifié dans le contexte d’une cosmogonie du Kazakhstan qui rend ici hommage à la (sur)Nature d’une manière poétique, suggérant les odes chantées par les bardes : activité souvent dévolue au bakshi !

Cet angle d’analyse nous permet d’ailleurs d’aborder l’islam kazakh sous l’angle de son expression mystique, à savoir le soufisme et les aspects pertinents qui nous intéressent dans le cadre des éléments retenus en terre kazakhe. Pour revenir à la légende, penchons nous sur l’importance de la parole de Dieu dans la doctrine soufie : il invite ses serviteurs à considérer ses œuvres et sa création car c’est le seul moyen de le reconnaître comme Dieu. On voit là une importance accordée à la Nature ; il est dit dans le Coran « dans toutes ces choses, il y a des signes pour ceux qui me comprennent ». Les soufis, riches de cet enseignement tendront à mener une vie ascétique qui se prolongera par une lecture ésotérique du Coran débouchant sur une connaissance de Dieu qui s’incarne dans le corps du soufi, et plus précisément en son cœur, en passant par ses yeux. En effet, l’observation de l’œuvre de Dieu et le ressenti de sa présence se font par le corps et dans le corps, car -et si cette sentence coranique peut sembler contraire à la première, elle est néanmoins complémentaire et riche de sens- Dieu dit « Ma nature et Mon ciel ne me contiennent pas, mais le cœur de mon fidèle serviteur me contient ». En islam, le cœur et les yeux sont d’ailleurs intimement liés, W. Deonna nous indique que « l’œil, lumière et feu, exprime les sentiments du cœur, organe de vie et d’âme, lui-même ardent, ils s’unissent sur des images, et le cœur s’identifie à l’œil » [1]. Le soufisme est ensuite basé sur l’idée d’une mort à Dieu, d’un désir qui brûle le cœur et plonge le pratiquant dans la chaleur d’une émotion spirituelle ardente. Il s’agit d’Amour, dans une union à Dieu oscillant entre rencontre et séparation douloureuse, le mystique al-Muhasibi (Basra 781/ Bagdad) compare d’ailleurs ce sentiment à celui, physique et spirituel, que nourrissent les amants, et l’Histoire nous apprend que « des anecdotes attestent que les anciens soufis aimaient à citer des poèmes érotiques qu’ils interprétaient allégoriquement pour exprimer la foi du Parfait Amant, ce que le soufi souhaite être » [2]. La rencontre tant voulue se fait par le biais du don que Dieu fait aux fidèles : il leur permet d’obtenir des pouvoirs surnaturels qui les amèneront jusqu’au septième ciel, expérience que vécut Muhammad lors d’un voyage nocturne faisant office d’expérience suprême de la Foi. Ajoutons enfin la pratique essentielle et collective du dhikr, sur laquelle nous reviendrons plus précisément : elle a, en dehors de sa fonction rituelle et pieuse pour objet de procurer une expérience extatique.

C’est à partir de cette présentation de certains aspects du soufisme au détriment d’autres et de la manière dont ils s’expriment à travers le corps que nous pouvons rattacher ces éléments aux observations menées au Kazakhstan, grâce à l’influence, entre autres, des confréries soufies comme la Qalandariyya qui officient parfois conjointement avec les bakshi : Basilov nous apprend que les chamanes kazakhs soignaient les maladies nerveuses avec le concours des membres de la Qalandariyya qui tournaient autour du malade, exécutant un dhikr [3]. Une autre confrérie va maintenant retenir notre attention, il s’agit de la Yasawiyya, la plus ancienne des confréries soufie turque mais plus précisément de son fondateur, Hodja Ahmad Yasawî. Ce dernier était un poète et un maître soufi, il mourut en 1146 dans la ville de Turkestan et un mausolée, seul vestige de l’ancienne cité lui fut consacré : depuis des siècles, ce tombeau dédié à celui qui est considéré comme un saint est un lieu de pèlerinage pour les musulmans de toute l’Asie Centrale, on parle même à ce propos parfois de « deuxième Mecque ». Hodja Ahmad Yasawî incarne d’une certaine manière un islam souple, empreint de pratiques préislamiques et issu de l’univers des nomades (auxquels il prêchait la « bonne -belle ?- parole ») au point que si l’actualité tend à ce que le chamanisme s’adapte de la religion musulmane pour perdurer, M.F Köprülüzade nous rappelle que « dans le dhikr de la scie, caractéristique de la Yasawiyya (…) figurent ainsi des éléments de danse extatiques empruntés au chamanisme traditionnel » [4].

Le mausolée quant à lui fait l’objet d’un culte en tant que lieu saint, au même titre que celui qui y repose (mazar), et il est particulièrement édifiant de s’attarder ici aux conditions du rite qui rejoignent notre problématique, à savoir les lieux du corps dans le cadre de l’islam et du chamanisme au Kazakhstan. En effet, l’observation de Bruce G. Privratsky [5], nous apprend comment les croyants se préparent à accomplir leur pèlerinage : ils effectuent un sacrifice, de préférence un bélier, ils lavent ensuite leurs vêtements, suivent les ablutions rituelles puis ils mettent des habits propres, comme c’est le cas, dans un ordre parfois inversé lors d’un zikir. Ici, une petite analyse peut être faite, il s’agit de mettre en relation le corps en tant qu’outil qui s’inscrit dans des pratiques religieuses puisque le croyant par les ablutions se purifie pour plaire à Dieu et rejoindre un lieu saint, lui aussi « pur ». Ensuite, fonction d’une logique intériorité / extériorité, intéressons nous à la suite du pèlerinage : on apprend que le sanctuaire serait un lieu propice aux rêves avec les esprits des ancêtres par exemple, à la divination et à la bénédiction, et que pour obtenir cela, les pèlerins boivent l’eau sacrée de la fontaine et dorment ensuite sur le sol du sanctuaire. Les croyants absorbent donc l’eau (intériorité), ils ont au préalable purifié leur corps par les ablutions et lavé leurs vêtements (en tant que prolongements du corps), et dorment ensuite dans -ou près- du lieu saint (extériorité), étant ainsi plongés entièrement dans le sacré.

Encore une fois ici, nous avons pu constater des similarités entre les pratiques dédiées à la réalisation optimale du pèlerinage et les séances de cures telles qu’elles se présentent dans le cadre de la baksylyk nomade et sédentaire sur lesquelles nous reviendrons ultérieurement. D’ailleurs, encore de manière analogue et pour mieux aborder cette fois le déroulement d’un zikir, constatons qu’une fois que les pèlerins sont rentrés dans l’enceinte du sanctuaire, puis, dans la chambre du sarcophage, a lieu une récitation du Coran durant laquelle les croyants s’asseyent autour du tombeau. Ensuite des paroles en kazakh sont prononcées (il s’agit de bénédictions « bata ») et le changement de langue signale le moment d’ouvrir les mains. Enfin, comme à la Mecque, les pèlerins se livrent à des circumambulations qui sont au nombre de trois au Kazakhstan et non de sept comme autour de la Kaaba. Evoquons à présent la cérémonie du zikir, en ce qu’elle a de semblable avec ce sur quoi nous nous sommes penchés précédemment : là aussi, constatons l’utilisation du Coran et la prononciation de certains versets qui ont valeur de talismans plus que de textes de références. Ajoutons la nécessité des ablutions ou des bains de vapeur qui visent encore une fois à la pureté, mais cette fois, pas principalement dans l’optique de plaire à Allah, mais dans l’idée d’éloigner les djinns : nous rejoignons ici plus précisément une ambiance chamanique à travers ces esprits, certes issus de l’islam, mais qui s’accommodent subtilement du contexte des croyances préislamiques. Par ailleurs, si les bakshi incorporent à leurs rites des prières musulmanes et invoquent le nom d’Allah, c’est pour mieux dominer ces djinns.

Intéressons nous à la pratique en ce qu’elle a de collectif (à partir d’une lecture comparée [6]), en effet, le dhikr et le zikir ont en commun de réunir les participants afin de procéder à une danse rituelle : ils se prennent la main et forment un cercle en scandant des formules dédiées à Dieu en arabe (« Allah vivant » / « Lala haïlallah »), progressivement, un deuxième cercle se forme et le chef de l’Ordre ou le bakshi se retrouvent au centre de ces deux cercles imbriqués, au milieu desquels se rejoignent également les participants exténués par ce que l’on pourrait appeler « un état de transe ». La séance est rythmée par le martèlement des coups portés sur un tambour qui mène la cadence de la danse. Ensuite, on constate lors du zikir une sorte de basculement vers une logique plus chamanique à travers la personne du bakshi qui se livre à des danses évoquant une incorporation d’esprits animaux : c’est le moment où l’officiant voyage dans la surnature pour trouver les causes des maux qui assaillent ses patients. Notons ici qu’un bakshi comme Kuat, qui a abandonné le costume chamanique traditionnel (décrit par Castagné en 1930) au profit d’une tenue qui rappelle celle des soufis (un long manteau et un calot), se déshabille et change de chemise juste avant ses « métamorphoses ». Cette modification dans la tenue serait-elle également un marqueur du changement de répertoire des représentations rituelles mobilisées ? D’ailleurs, ce « basculement » et son résultat, s’ils rappellent les transes des chamanes Sibériens ou Mongols, rejoignent, encore une fois, et à la manière d’une subtile tautologie, le soufisme. En effet, il est surprenant d’apprendre par Arberry lui-même -qui cite l’observation d’un zikir réalisée par Lane au 19° siècle en Egypte- que « dans la plupart des cas, ces séances n’étaient guère plus que des manifestations de magnétisme animal »! Mais la comparaison pourrait s’arrêter en quelque sorte là entre soufisme et baksylyk car la motivation qui préside à l’acte des danses circulaires est différente. En effet, le dhikr est un moyen pour les soufis de rentrer en contact avec Allah, d’approcher sa présence, alors que le zikir tel qu’il se présente dans la baksylyk est une fin en soi, puisque son but est la guérison et que celle-ci doit se produire (au moins dans ses prémisses) lors du rituel.

D’ailleurs, la cure au Kazakhstan ne se fait pas seulement lors de zikir, en effet, les bakshi hommes ou femmes reçoivent dans ce que l’on pourrait appeler des cabinets  où ils effectuent des diagnostics comme c’est le cas de Danagul ou de Kuat dans sa yourte itinérante [7]. L’un comme l’autre s’occupent de leurs patients dans le cadre de visites individuelles, à la manière de médecins, à ceci près qu’en dehors des capacités apprises lors d’enseignements, Kuat et Danagul ont en commun d’avoir subi le choc d’une maladie élective qui leur révéla leur don, et l’obligation de l’utiliser comme le confie Kuat lorsqu’il dit : « je suis un esclave ». D’ailleurs, il est intéressant de souligner ici la douleur physique et morale qui accompagnent la fonction de bakshi, celles-là même qui peuvent être ressenties par l’élève soufi lors de son apprentissage, dont la deuxième station (la première étant le choix de conversion) « Mujâhada », un jihâd, une lutte courageuse contre l’âme charnelle implique des souffrances, au même titre que la troisième station (la solitude et le retrait) ou encore la sixième (renoncement même aux plaisirs permis). Il s’agit pour le soufi comme le bakshi de ressentir en leur corps la connaissance et le don qui les amèneront tous deux à un aboutissement encore une fois ressenti dans le corps et dans l’esprit : l’amour ardent pour le soufi dans la présence de Dieu contenu dans son cœur (44° et 45° stations), et le voyage dans la surnature pour le bakshi, résultat d’une incorporation d’esprits-animaux et des djinns chassés des enveloppes charnelles des patients. Le corps est donc bien un lieu du ressenti intime du religieux, tout comme c’est un indicateur des dangers qui le menacent dans son intégrité et dans celle de la communauté, à travers la souillure. C’est pour cette raison que Kuat et Danagul évitent les contacts physiques avec des patients « impurs » que sont l’alcoolique (Danagul protège son visage et enchaînera une suite de trois séries d’ablutions après son départ) et la vieille femme qui ne s’est pas lavée avant la visite à Kuat. C’est également pour cela que Danagul brûle les sous-vêtements du patient alcoolique, en ce qu’ils sont des prolongements souillés de son corps, et que Kuat cherche à s’entourer d’enfants (n’ayant pas passé le cap de la puberté, ils ne peuvent être souillés ou souiller), de jeunes hommes vierges (dont le sperme n’a pas encore été répandu) et refuse la présence de femmes menstruées lors des zikir : celles-là, dont le sang s’échappe représente un danger pour tous. D’ailleurs, Kuat ne dit-il pas qu’il doit faire attention car « nos ennemis sont nombreux » ?

Mais qu’entend Kuat par ces ennemis ? Cette question me permettra d’amener ma conclusion, à partir d’une réflexion ouverte sur l’avenir des bakshi à partir d’une petite rétrospective historique.

Le Kazakhstan nous est donc apparu tout au long de cette étude comme une terre riche de métissages culturels, à la croisée de diverses influences religieuses aussi différentes que complémentaires. Cependant, si l’on se plonge dans l’histoire kazakhe contemporaine, on ne peut ignorer ses bouleversements et les conséquences qui l’accompagnent. Il s’agira ici essentiellement de se pencher sur la sédentarisation et ses effets sur les populations (semi)nomades, toujours à partir de leur personne physique. Si l’on connaît déjà la politique de sédentarisation forcée et soutenue par la construction de villages afin de mettre fin au nomadisme et à la structure socio-économique qui en découlait, penchons nous plus précisément sur un exemple concret et édifiant de la manière dont les choses se sont faites. Si la yourte est un habitat traditionnel dont la garde est dévolue aux femmes qui s’apparente à « un véritable corps » et que son orientation « présente un bel exemple de corpocentrisme » [8], il est significatif de s’intéresser à la campagne de la yourte rouge menée dès les années 20 [9]. Il s’agissait pour les membres de la propagande soviétique de suivre les nomades dans leurs pâturages estivaux en dispensant les idées de Marx et de Lénine, et leur campement était semblable à ceux des nomades puisqu’ils utilisaient à dessein la yourte (surmontée d’un petit drapeau rouge pour marquer leur affiliation). Par ailleurs, cette campagne visait précisément le corps puisque sur 134 yourtes localisées au Kazakhstan en 1929, 100 dédiaient leurs services aux femmes (gardiennes de l’habitat nomade) par la mise à disposition d’un personnel médical. Les femmes, mères et épouses utilisèrent ces services pour faire vacciner leurs enfants et poussaient leurs maris à se soigner de maux douloureux, elles-mêmes se faisaient aider par les sages-femmes afin d’accoucher dans des conditions plus saines pour le nouveau-né : ainsi était faîte la preuve empirique, par la baisse de la mortalité infantile de la nécessité de la sédentarisation à celles qui détenaient les clés de la vie nomade. En faisant découvrir aux femmes des moyens de se guérir, en leur soumettant la nécessité des suivis et de l’usage des médicaments qui passaient par la sédentarisation, le pouvoir soviétique luttait efficacement à la fois contre le nomadisme et contre les croyances à partir d’une propagande critique à l’encontre de l’islam (dans la perspective athéiste du communisme) et des soins traditionnels effectués par les bakshi, ces derniers représentant un contre-pouvoir dangereux pour le régime. C’est pour cette raison que Kuat, presque un siècle plus tard est encore emprisonné et qu’il se méfie autant des djinns que des « mauvais esprits », expression que l’on devra saisir ici dans son sens littéral. En effet, malgré la chute du communisme, de nouveaux dangers pèsent sur les bakshi, mais gageons que ceux-ci, à la manière des femmes qui reconstruisent l’intérieur des yourtes dans les maisons, trouveront toujours des moyens de s’adapter des conditions imposées par les régimes oppressifs et la mondialisation uniformisante (n’y a-t-il pas autant de techniques que de bakshi ?) et que le peuple kazakh, riche de son passé unique et particulier n’aura de cesse de produire sa propre diversité.

 

Notes

[1] W. Deonna, Le symbolisme de l’œil, Ed. de Boccard, 1965. (cité par M. Chebel in Le corps en Islam, Quadrige / Puf, 1984).


[2] A. J. Arberry, Le soufisme, la mystique de l’Islam, Le Mail, 1988.


[3] V. N. Basilov, Kul’t svjatyh v islame, Moska : Izdatel’stvo « Mysl’ », 1970. (cité par P. Garrone in Chamanisme et Islam en Asie Centrale, Librairie d’Amérique et d’Orient, 2000).


[4] M. F. Köprülüzade, Influence du chamanisme turco-mongol sur les ordres mystiques musulmans, Mémoires de l’Institut de Turcologie, 1929. (cité par Garrone, ibid.).


[5] B. G. Privratsky, Muslim Turkistan, Curzon Press, 1982.


[6] A. J. Arberry, Le soufisme, la mystique de l’Islam, Le Mail, 1988 Et A. M. Vuillemenot, "Chamanisme au Kazakhstan : renouveau et tradition", Religiologiques n°18.


[7] A. M. Vuillemenot, Chamanisme au Kazakhstan : renouveau et tradition, Religiologiques n°18.


[8] A. M. Vuillemenot, Au Kazakhstan, les yourtes se vident depuis l’indépendance … (?)


[9] Paula A. Michaels, Curative Powers, University of Pittsburgh Press, 2003.


Eléonore Chapuis