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Une spécificité du domaine français : le bridage de la puissance des motos
Essai d’interprétation

Spécificité française, le bridage de la puissance moteur s’applique uniquement aux deux-roues motorisés [1]. Si on se réfère à la presse moto le bridage à 100 chevaux maximum de la puissance moteur des motos de toutes cylindrées est issu d’une réaction des pouvoirs publics face à l’apparition des premières machines dépassant cette puissance, et face au nombre élevé d’accidents les impliquant. Toujours est-il, quelle que soit l’origine de la mesure, que la puissance légalement admise pour l’ensemble des machines en vente sur le territoire français est fixée à 100 chevaux maximum dès 1985 [2]. L’argument principal étant qu’en limitant la puissance des motos leurs performances seraient également limitées, ce qui diminuerait le nombre d’accident. Cette mesure est toujours en application aujourd’hui.

Elle est effectivement venue tempérer les performances de certaines motos, et tout spécialement de quelques propositions commerciales des constructeurs japonais souhaitant disposer, au sein de leur catalogue, de la moto la plus rapide du marché. La course à la performance à laquelle les quatre grands constructeurs japonais se livrent est lancée avec la Kawasaki ZX-10 1000 TOMCAT de 1987, d’une puissance de 137 ch. Elle se poursuit en 1990 avec la ZZR 1100 du même fabricant (142 ch., donnée pour 280km/h maximum), puis diverses machines : Suzuki GSX-R 1100, Honda CBR 1100 XX [3], Suzuki GSX-R 1300 Hayabusa [4], Kawasaki ZX12R, pour s’achever avec la Kawasaki ZZR 1400 de 2006 atteignant la puissance de 200 ch. et dépassant allégrement la limite des 300 km/h en version « libre » [5].

Conséquences techniques et sociales

La situation du marché français aujourd’hui présente donc une spécificité : vendre des machines au potentiel de 200 ch., pourtant commercialisée à 100 ch., soit la moitié de leur puissance initiale. Cela ne va pas sans protestations de la part des motards, au quotidien par les discussions de terrain sur le thème, dans la presse par le regret de la « castration des moteurs », par l’intermédiaire de la Fédération Française des Motards en Colère qui milite entre autres pour la remise en cause de cette mesure pour cause d’inégalité à l’échelle européenne. La protestation la plus explicite est sans doute le débridage des motos, destiné à leur rendre leur puissance initiale, que quelques rares motards rencontrés lors de mes différents travaux de terrain ont déclaré avoir réalisé, à l’image de Loïc qui a acheté sa Kawasaki ZX12R à un motard Luxembourgeois et a soigneusement évité de la mettre en conformité.

« La moto qui dépasse les bornes »

Michel Holz relate la polémique apparue lors de la commercialisation de la Suzuki GSX-R 1300 Hayabusa [6], que nous appellerons « Hayabusa ». Il précise avec justesse que si l’Hayabusa est une moto aux performances extrêmes, le bridage français gomme les différences par rapport à la concurrence, du fait de la limitation théorique à 100 ch. Il démontre également que ce modèle cristallise une peur, qui va se focaliser sur ce modèle précis. Cet élément est enrichissant car le marché regorge de machines atteignant cette limite des 100 ch. et ce depuis 1985. Bien que toutes les machines commercialisées soient soumises à ce même impératif légal, l’Hayabusa provoque tôlé et protestations.
La possibilité d’accéder à une machine rapide fait l’objet d’une critique se cristallisant sur ce modèle. Les motos de la catégorie « sportives » atteignant pourtant toutes 100 ch., tout en présentant un poids moindre, donc en définitive, si l’on en croit la presse spécialisée et leurs mesures chiffrées, atteignant une vitesse maximale légèrement supérieure à la machine faisant polémique. Sans doute cela est-il dû à une méconnaissance de l’existence du bridage. Mais peut-être y-a-t’il plus, si l’on pense à la vitesse théoriquement atteinte par l’Hayabusa une fois débridée, pratique courante selon l’auteur : 340 km/h.

Cette vitesse est susceptible d’être atteinte par quelques rares autos sportives qui, rappelons-le, ne sont pas soumises au bridage. Seuls quelques modèles, comme par exemple certaines Ferrari ou Porsche, parviennent à la même vitesse qu’une Hayabusa débridée. Pourtant, il n’existe pas de polémique à ce propos ou de condamnation des importateurs. M. Holtz souligne que dans le cas de l’Hayabusa, suite à un article de la presse spécialisée titrant « 340 » et relatant l’essai par des journalistes français d’une moto « Full power » testée en Espagne, l’importateur a été sanctionné.
On est alors en droit de se questionner : est-ce la vitesse atteinte qui est interdite ou le fait de l’atteindre à moto ? Si l’on consulte la presse spécialisée concernant les automobiles haut de gamme, « prestigieuses » ou « ultra sportives », la vitesse de pointe des véhicules équivalent plus ou moins aux performances de l’Hayabusa et se voient présentées en couverture ou, au minimum, dans la fiche technique associée à l’essai du dit modèle. Quelle différence justifie donc cet écart de traitement ? [7]

Un principe rejeté unanimement par les motards

On peut observer un consensus chez les « passionnés de moto », comme ils se qualifient eux-mêmes : le bridage est une mesure « inique », « discriminatoire », « injustifiée », voire « débile ». Ils n’en débrident pas pour autant leur machine, à l’image de Paul, pour qui le concessionnaire avait « commandé les pipes d’admission » nécessaires au débridage de sa Yamaha FJR 1300 et qui a décliné sa proposition sans l’ombre d’une hésitation. De même, les nombreux motards rencontrés utilisant des machines de puissance inférieure à 100 ch. par conception n’en condamnent pas moins le principe du bridage.

Ils s’accordent en cela avec le propos présenté dans la presse spécialisée. Pour les journalistes de Moto 2 la Kawasaki ZX12R, par exemple, a été « castrée » et perd une grande part de son intérêt du fait du bridage moteur. Dans le même ordre d’idée, les journalistes de Moto magazine essayant la Kawasaki ZZR1400 vont la décrire comme « amputée », du fait d’un bridage « catastrophique » car supprimant non seulement 100ch. sur les 200 dont la machine dispose d’origine, mais surtout car le bridage lui ôte ses « sensations moteur ». Non seulement ce principe diminue les performances et la vitesse de pointe de la machine, mais elle la limite également en termes de puissance et de plaisir, deux éléments qu’elle incarne aux yeux des motards rencontrés. En bridant la machine, cette dernière perd son « caractère », son « charisme » et l’amateur y perd en sensations au quotidien. La machine adoptée par le motard est symbole de puissance, ce symbole étant attaqué lorsque la machine se voit ôter une part de son intégrité : « amputée », « limitée », « castrée », etc. Le motard ne peut alors penser vivre pleinement sa passion.

Revenons à l’Hayabusa : ce modèle précis a cristallisé une peur lors de sa commercialisation en 1998, du fait de sa possibilité technique, et non légale en France, de dépasser la barre des 300 km/h. Nous pouvons donc supposer l’importance symbolique de ce seuil. En effet, si l’on observe la production motocycliste on constate la commercialisation en 1997 de la Honda CBR 1100 XX Superblackbird, revendiquant alors une puissance de 164 ch. et une vitesse de pointe, voulue supérieure à 300km/h mais effectivement fixée, après divers tests réalisés tant par les constructeurs que par des journalistes indépendants, à 298 km/h. La commercialisation de ce modèle n’a pas déclenché de polémique. Le « super oiseau noir » (« Superblackbird ») reste en deçà de la limite acceptable, l’« Hayabusa » l’outrepasse, attirant les foudres médiatiques et politiques.
La confirmation de la barrière psychologique des 300km/h viendra l’année suivante : Suzuki décidera de commercialiser sa machine avec un nouvel indicateur de vitesse, portant des graduations de 10 km/h en 10 km/h, la numérotation s’arrêtant à 290 km/h. De même les modèles contemporains, utilisant des afficheurs digitaux à cristaux liquides, et non plus des « aiguilles », sont paramétrés pour stopper leur décompte à 299 km/h.

Notes

[1] Selon trois modalités : les motos de toutes cylindrées accessibles avec le permis A sont limitées à la puissance maximale de 100 ch. ; les motos légères de moins de 125 cm3 accessibles avec un permis B (de plus de deux ans) ou AL sont limités à 15 ch. ; les cyclomoteurs accessibles sans permis ne doivent pas être à même de dépasser la vitesse maximale de 45 km/h.

[2] Les journalistes de Moto Revue ont réalisé un coup d’éclat en 1982, qu’ils ont réitéré en 1985, relaté dans leur numéro « Spécial défonce » de l’été 1982 : une course avec le TGV de la SNCF. Verdict : 2h40 pour un Paris-Lyon et 5h02 pour un Paris-Toulouse, c’est-à-dire respectivement 24 minutes et une heure et 3 minutes de moins que le transport ferroviaire le plus rapide. En 1985 c’est un Paris-Marseille qui est réalisé en quatre heures, soit 20 minutes de moins que le TGV. Un défi dont on peut se demander s’il n’a pas contribué à la mise en place du bridage des motos, suivant de près le deuxième « record », alors que la moto utilisée dépassait la future limite légale de 100 chevaux.

[3] La première machine de série supposée atteindre les 300km/h, qui atteindra finalement un « frustrant », selon l’expression d’un journaliste moto, 298 km/h.

[4] La première machine de série à dépasser les 300km/h chrono.

[5] Les machines non bridées, ou débridées, sont également désignées par l’expression anglo-saxonne « Full » ou « Full power ».

[6] Holtz, Michel, « La moto qui dépasse les bornes. Polémique sur la dernière Suzuki. Elle atteint les 340 km / h. », Libération, Rubrique « Société », samedi 8 mai 1999, p.16

[7] Un élément de réponse pourrait être le prix comparé de l’auto et de la moto, au désavantage de la première. Une donnée tranche en effet radicalement entre les deux univers auto/moto, à performances égales : le prix d’achat. Est-ce à dire que ce qui est interdit est de rouler vite pour pas cher et non de rouler vite car cela représente un danger ? Est-ce que seuls les individus les plus aisés, ayant les moyens financiers d’acquérir une Ferrari par exemple, peuvent accéder au summum de la vitesse, du fait de leur statut social et du prestige qui s’y associe ? Remarquons que M. Holtz cite un raisonnement approchant des discours de légitimation des concessionnaires adeptes du débridage : « les clients capables de mettre 75000 F dans une bécane sont des gens responsables. » (Holtz, Michel, « La moto qui dépasse les bornes. Polémique sur la dernière Suzuki. Elle atteint les 340 km / h. », Libération, Rubrique « Société », samedi 8 mai 1999, p.16) Si l’on suit cette piste, la responsabilité supposée des individus serait associée à leur capital économique, un bien triste constat. Le plus inadmissible n’est-il pas finalement ce que l’auteur mets en avant pour conclure son article : « (…) finalement, 340 km/h pour 75000 francs, c’est vraiment pas cher. »

François oudin