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Exemples
de carnets de terrain
Deux
exemples permettant aux étudiants et jeunes chercheurs en Ethnologie
de se familiariser avec un principe fondamental de la recherche de terrain
en Ethnologie : le « carnet de terrain »,
prôné par tous les grands noms de la discipline.
Ces exemples ont une visée illustrative et ne prétendent
pas présenter une forme canonique de carnet de terrain. Ce dernier
est bien souvent lié à linjonction dAlbert
Piette : « faire au mieux », sur le terrain
[1]. Il est donc bien souvent griffonné
sur quelques feuilles volantes, complété de croquis, extraits
de discours issus dentretiens informels (présentés
ici entre guillemets), photographies, etc. Il ne sagit pas présentement
de discuter ces méthodes, la littérature spécialisée
sur ce point étant abondante, mais dillustrer un élément
central du travail de terrain qui est bien souvent absent lors des premiers
temps du cursus des ethnologues.
Lécriture dun carnet de terrain ne réponds
pas aux mêmes exigences quun mémoire, ou à
plus forte raison un article, il est généralement écrit
avec peu de sensibilité littéraire et contribue à
appuyer largumentation à venir (logique de la preuve),
de même quà faciliter le travail de mémoire
de lHomme de terrain. On ne peut « tout noter »
comme y incitaient Franz Boas ou Marcel Mauss, on peut pourtant construire
une série de repère écrits (et visuels) permettant
davantage de précision que le simple souvenir.
Enfin, jai personnellement pu constater le bénéfice
que les étudiants tirent de la lecture et de la critique de quelques
extraits de carnets de terrain, notamment lors du cycle Licence. Je
souhaite ici les y inciter. Les deux extraits présentés
sont issus dobservation réalisées lors du travail
de terrain mené dans le cadre de ma thèse de doctorat
dEthnologie, intitulée « Ethnologie du quotidien
des « passionnés de moto ». »
Une « bourse
moto ».
Rassemblement
le 30/10/05 : bourse déchange moto à Commercy
(55 Meuse). Lieu : le château « Stanislas »
sur la grande place de Commercy.
Je
me rends donc ce dimanche à Commercy en prenant tout dabord
lautoroute puis la route nationale sur environ 20 kilomètres.
Lors de ce trajet aller (Metz-Commercy) je rencontre de nombreux motards
qui me dépassent. Au fur et à mesure que lon approche
du lieu prévu les groupes se font plus denses. Je roule de temps
à autre derrière un groupe. Lun dentre eux
a attiré mon attention par sa manuvre : le motard
de tête de groupe me dépasse ainsi que le camion qui me
précédait dans une partie sinueuse. Celui-ci est en plein
virage mais le motard reste sur la voie de gauche et fait un signe de
la main pour que ses suiveurs dépassent sans visibilité
sur sa simple indication, la confiance semble donc de mise au sein du
groupe et permet une certaine prise de risque par la complicité
en conduite issue de ce langage non verbal. Ce langage sera également
illustré par le dépassement par un motard dune automobile
qui, ayant aperçu le motard, a serré le bas-côté
à droite. Ce premier tend alors sa jambe droite qui quitte le
cale-pied afin de remercier lautomobiliste. Parfois le passager
se voit attribuer ce rôle. Ce geste de courtoisie est assez général
mais pas systématique.
Jarrive
au château, un grand nombre de motos est garé devant la
grille du château, jestime quelles sont environ 200.
Le prix de lentrée est de 10 francs (1,5 euros environ).
Une personne vous applique alors un tampon sur le bras dont la sérigraphie
consiste en une petite moto. On peut alors entrer et sortir librement.
Les gens présents sauto disciplinent et font la queue alors
que lon pourrait facilement rentrer sans payer (personne ne contrôlait
les tampons lorsque je suis arrivé). De nombreux groupes entrent
alors quune seule personne va payer pour lensemble, la confiance
organisateurs-participants semble de mise, cela est-il du au fait que
tous sont motards ? Les organisateurs sont en effet les membres
du moto club de Commercy.
Dans
la grande cour du château on trouve quelques stands de pièces
et de motos doccasion ainsi que des accessoires divers :
vêtements, guidons, clignotants, un stand ne comporte que des
vêtements cuirs de toutes sortes (du blouson aux sous-vêtements
en passant par le pantalon et les gants). Lambiance est décontractée.
Tapes dans le dos. Plaisanteries. On trouve également une exposition
de cyclomoteurs 50cm3 peints ou modifiés (« tuning »)
destinée à intéresser les plus jeunes en les faisant
participer à une activité créative en lien avec
le deux roues. Les exposants aiment parler de leur moto et sont intarissables.
Jai entendu une personne dire : « Allez, on fait
un peu de bruit » et démarrer une moto dexposition
(ancienne) puis accélérer sous lil attentif
des motards et autres visiteurs, le silence sest alors fait, il
semble que le son de la moto soit une de ses caractéristiques
importantes. Quelques véhicules militaires légers datant
de la 2ème Guerre Mondiale sont exposés et font figure
de curiosité, lattrait de ce type de véhicule semble
être en premier lieu leur caractère ancien mais lattention
des motards se focalise plus sur les motos diverses comprenant des modèles
de 1960 environ à nos jours (« elle devrait être
dans un musée », entendu par deux fois).
La
buvette et les tables qui y sont rattachées occupent la moitié
de lespace extérieur délimité par la cour
du château, la convivialité est recherchée et les
discussions, parfois très agitées, vont bon train. Les
gens viennent seuls, à deux ou en groupe mais la communication
semble généralement très aisée. Deux phrases
redondantes pour engager la conversation : « cest
quoi ta bécane ? » ; « tu viens
doù ? » (ou « tu viens de loin ? »).
La
cour extérieur se voit complétée par une aile du
château où se trouve une salle dexposition de motos
anciennes restaurées : de 1930 à 1970 environ, de
vieilles Peugeot, Velorex, BSA, Montesa, entre autres. La nostalgie
est alors palpable et les motards les plus anciens font de nombreux
commentaires aux « petits jeunes », terme utilisé
par une personne avec laquelle jai conversé, tels que moi
(« tu peux pas connaître mais à lépoque
on avait déjà inventé lessentiel ! » ;
« tout ce que tu connais aujourdhui, ça vient
de ces marques là »). Lattachement au passé
et à ce quil représente en termes dexpérience
de la moto est alors évident. On trouve également dans
cette grande salle un stand de revues anciennes, entre 1960 et 1975,
qui attire beaucoup de monde. Ce stand présente également
des revues techniques, on peut alors avancer sans se tromper limportance
de laspect « mécanique » et de sa
connaissance. Cette salle est plus calme que la cour extérieure.
Les gens en font tous le tour dans le sens inverse des aiguilles dune
montre, sans bousculade aucune, ils semblent bien disciplinés,
comme emprunts dun certain respect envers ces témoignages
du passé et le travail qui a du être accomplis pour les
restaurations (« ya du boulot », « il
a pas compté ses heures », « il faut préserver
notre patrimoine »).
Lattrait principal reste cependant lavant du château
cest à dire hors exposition et stands, là ou toutes
les motos des visiteurs sont garées. Les personnes présentes
nont de cesse de les détailler et déchanger
leurs avis sur tel ou tel modèle (« elle marche bien ? »,
« ça monte à combien ? », « tu
las acheté où ? », « cest
la nouvelle ? »). Une vraie connaissance de la production
motocycliste semble générale, le nombre de noms de modèles
évoqués en quelques minutes est époustouflant (souvent
la forme du listing des modèles possédés depuis
le passage du permis : « moi jai commencé
avec une Diversion, après jai pris le thundercat »,
« jai eu une Futura, après la Tomcat et là
la ZZR »). Les contacts sont aisés, je me trouve sollicité
à plusieurs reprises quant à mon véhicule qui est
assez ancien (« elle est de quelle année ? »,
« javais la même il y a 20 ans ! »,
« elle est en bon état pour son âge »,
« on ne demande pas son âge à une vieille dame »).
Les motos mont semblé être garées en exposition,
comme dédiées aux passants et à la discussion,
la position de la machine va en ce sens et présente généralement
de façon valorisante le profil de la moto et ses échappements.
(« sympa celle là », « tas
vu les pots sous la selle ? », « pas mal
la peinture ») Notons que les motos nont pas dantivol
ce qui va également dans le sens dune présentation
dédiée à lesthétique ou le « pratique »
incarné par lantivol na pas sa place. Le rêve
permis par le regroupement de toutes ces motos est entretenu par loubli
des considérations habituelles telles que le soucis de préservation
de sa machine du vol.
Après
avoir longuement déambulé dans et hors de ce rassemblement
(environ 2 heures) je quitte le site et reprend la route. Lors de la
traversée du village suivant je rencontre un contrôle de
police. De nombreux appels de phare men avaient auparavant informé.
Le contrôle est simple : le gendarme ma demandé
ma carte grise et mon permis de conduire, il a fait le tour du véhicule
en lobservant puis ma dit de circuler. Malgré ma
politesse il na pas répondu à mon « bonjour »
ni à mon « au revoir, bonne fin de journée »,
les motards sont-ils mal perçus des forces de lordre ?
Peut-être car la conduite de certains, notamment après
la buvette, peut donner une mauvaise image. Ce fait doit être
relativisé par le peu destime que je porte au mélange
de la conduite (moto entre autres) et de lalcool que jestime
être hautement périlleux et étant le fait dirresponsables
notoires. Il faudra tenir compte de cet élément pour relativiser
mon récit. Je rentre par le même chemin. De nombreux motards
me doublent. Lun dentre eux reste longtemps sur la file
de gauche (route nationale) et sa passagère fait un geste du
bras à lhorizontale, darrière en avant, comme
pour dire : allez-y ! Dautres motards doublent alors
lauto, sans visibilité mais sur leur foi dans ce signe.
Une « balade » ordinaire
« Virée »
le 25/10/03 : balade à moto avec David sur routes départementales
« viroleuses » des environs de Metz. (Les expressions
entre guillemets sont dues à David.)
Ce
type de route est le stéréotype de la « route
à motards », les virages incessants obligent à
constamment réajuster sa trajectoire et sa vitesse, le motard
est toujours actif et doit choisir le bon mouvement au bon moment. Une
véritable recherche de « sensations » par
la conduite est alors permise, la sensation de maîtrise est prisée,
les « dépassements » sont qualifiés
dattrayants mais doivent être bien réalisés
sans quoi le conducteur sera mécontent et réitérera
lexpérience jusqu'à parvenir à une manuvre
correcte. David me fait remarquer que mes feux de croisement sont éteints
et ne permettent pas aux autres usagers de bien me voir, la considération
pour la sécurité est au cur de la pratique. Cependant
David semble éprouver un certain plaisir à « se
faire peur » notamment lorsquil a emprunté un
virage se refermant à trop grande vitesse et quil sest
retrouvé « hors trajectoire », ayant surestimé
le rayon du virage alors quil me dépassait il na
eu dautre alternative que de « prendre les freins »
et de « chercher léchappatoire »
cest à dire une possibilité de sortie de route sans
casse grave. Un petit sentier en milieu de virage a alors fait laffaire
et lui a permis de « rattraper la situation ».
Cette conduite, voire ce « pilotage » dédié
au plaisir comprend nécessairement ce type de problème
qui a dailleurs beaucoup fait rire David. Cela relève-t-il
dune satisfaction du survivant ? La thématique du
risque est à nouveau évoquée à propos de
la dangerosité des « traversées de village ».
Lévocation dune route « sinueuse »,
« longue », « lisse » et
« sans villages » voire « sans voitures »
suit alors. Selon David une telle route existe dans le département
de la Meuse : 50 kilomètres de virages sur un bitume impeccable
et sans aucune habitation à proximité doù
une « circulation très réduite ».
Ce fait permet alors dassouvir son attrait marqué pour
la vitesse, tout au long de notre périple celle-ci est toujours
supérieure à celle des automobiles, aucun véhicule
ne nous a dépassé. David me double régulièrement
et disparaît quelques temps avant de mattendre. Il pilote
parfois en prenant ses virages en « déhanché »,
technique propre à la compétition, ou du moins à
la pratique sur circuit, qui permet une « plus grande vitesse
de passage en courbe ». La vitesse nest pas qualifiée
de dangereuse en soi mais peut le devenir à cause de « linadéquation
de linfrastructure » à la pratique de la moto.
Nous rencontrerons notamment divers virages dangereux non signalés
et un autre couvert de boue mettant dangereusement ladhérence
en péril. Les tapis de feuilles mortes sont également
très glissants et quasiment impossibles à prévoir,
notamment ceux présents en sortie de virage. Un autre danger
est constitué par les séries de bosses qui font « décoller »
la moto et ne permettent plus alors un contrôle optimal de la
machine. Remarquons que le temps est froid et humide, ce qui naméliore
pas ladhérence. David évoque le fait quen
allant vite « ça tient chaud » alors que
pour ma part cela semble augmenter le froid.
La
recherche de ses limites de conduite et de celles de sa machine sont
évidentes, cela permet dapprendre à « se
connaître » en se « testant »
et en testant la machine. Plusieurs évocations de problèmes
de conduite ainsi que dautres liés à laspect
technique de la moto sont effectués : éclairage,
« jeu de fourche » sont évoqués
quant à la machine, « freinage » et « trajectoire »
rapportés aux « conditions dadhérence »
le sont à propos de la conduite. Cette dernière consiste
parfois en du « pilotage » comme lors de lutilisation
du « déhanché », de plus les virages
sont parfois « coupés », le motard emprunte
alors la partie de chaussée réservée à la
circulation venant en sens inverse par analogie à la conduite
de type « circuit », cela permet davoir
la meilleur « trajectoire ». Cela ne se fait que
« quand la visibilité le permet, que je vois personne ».
Après
environ une heure de conduite nous nous arrêtons au sommet du
Mont Saint-Quentin pour admirer la vue et fumer une cigarette. Nous
discutons alors des routes empruntées et évoquons les
problèmes que nous avons respectivement rencontrés. La
raillerie est de mise à propos de la mauvaise trajectoire de
David layant obligé à sarrêter (« cétait
technique ! », « une petite chaleur, ça
fait pas de mal ! »). Cela se fait sans méchanceté
aucune et semble beaucoup lamuser. Nous rentrons ensuite chacun
chez nous car il se fait tard, jaccompagne David jusqu'à
chez lui car il ne connaît pas encore bien la région. Une
fois arrivé près de chez lui je lui spécifie que
je change de route par un appel de Klaxon et un signe de la main. Il
me salue en klaxonnant et nos chemins se séparent.
[1] Piette, A., Ethnographie
de laction, lobservation des détails, Paris, Métailié,
1996
François
oudin