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F.Chateauraynaud, D.Torny, Les sombres précurseurs : une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque, éd. EHESS, Paris, 1999

Il me semble que l’on peut lire une recherche de plusieurs manières. Ces lectures peuvent être entendu comme le fruit d’opération de rapprochement du lecteur (notamment celui qui cherche à utiliser l’étude dans certains de ses aspects.). [1]
Parmi ces opérations, j’en distingue deux. [2] Les rapprochements entre les objets de recherche (le phénomène à appréhender, qui je le rappelle est déjà appréhendé sinon nous ne l’appellerions pas) et/ou les rapprochements des angles théoriques adoptés.

Il faut noter que l’on doit justifier ces choix de recherche que sont les rapprochements. Une première fois au moment de les fonder. Une seconde à la fin de la recherche (et parfois aussi à un moment intermédiaire) où il s’agit de savoir si nous n’avons pas par trop induit les résultats et alors on relativise les apports ; ou encore de voir si les résultats ne font pas exploser le rapprochement, qu’il se trouve infondé par la recherche même.
Dans le cadre institutionnel de l’université, il semble difficile de se passer de ces justifications. Mais, à la fin de la recherche, il semble plus difficile encore d’infirmer nos rapprochements et ainsi discréditer notre travail. Mais c’est à mon sens chose à faire et qui ne discrédite pas tant qu’il honore une probité dans le travail et une humilité face à lui même et notre commune condition.

En rapprochant sous certains rapports deux objets, on vise à utiliser les apports d’un regard sur l’un d’eux et à les prendre pour acquis sur l’autre. Si les objets sont « même », les apports du regard seront « semblables ». Ainsi, lors de mon mémoire de licence, je rapproche les clowns des comédiens. Cela me permet de m’approprier une typologie de carrière.
Il est moins facile de s’expliquer sur l’autre forme de rapprochement car bien souvent, on confronte les apports de deux regards sur un même objet plus qu’on ne les rapproche, on les oppose plus qu’on les articule. Ce fait est peut être dû à l’activité sociale que représente la recherche et dont le moteur semble être la controverse (forme dialectique de vie institutionnelle), moteur qui éloigne du but affiché (établir une vérité/certitude ; but idéalisé, mensonge de piété collective dont personne n’est totalement abusé) tant il en est la condition nécessaire (la certitude passe par la controverse) en l’humaine condition. Il semble que ces rapprochements doivent être étudié par l’épistémologie. [3]

Enfin, et rapidement, ces rapprochements peuvent être de 2 types que je distingue malgré que cette distinction ne soit pas remarquer ni guère importante à signaler lors d’une recherche. La transposition ou translation est l’opération réalisée en licence, elle n’est pas à confondre avec l’analogie. La première engage trois termes, l’autre quatre.

Ces opérations se seront pas signalées lorsque je les exécuterai. Les paragraphes précédents sont utiles à qui (ou quand on) veut étudier l’activité de recherche.
Je résumerai brièvement l’ouvrage, il faut m’excuser les carences car ce n’est pas l’objectif premier. Puis il s’agira de rapprocher des éléments de notre étude, ceux que l’on peut réutiliser ou adapter.

L’ouvrage

Cet objectif est clairement exprimé à la page 13, il s’agit d’étudier
« les processus par lesquels des alertes se constituent, à l’intérieur ou à l’extérieur de réseaux institutionnels, et parviennent, ou non, à provoquer des débats ou des polémiques, accélérer des décisions ou des réformes, modifier des dispositifs. »

L’alerte prend forme sur fond d’expérience commune, sur un sens commun du danger. On alerte d’un phénomène porteur de risque. Par son cri, le lanceur d’alerte manifeste son impuissance face à ce risque, il ne peut y faire face. Il alerte un espace social qui a cette puissance d’action (ou qu’il suppose avoir) mais qui n’est plus en présence du phénomène comme le lanceur mais à distance. Pour le lanceur, le but est de faire sentir le danger en apportant des éléments capables de produire cet effet sur les acteurs à distance et non plus en présence (passage du local au global, de l’externe à l’interne).
La question est donc celle des contraintes pragmatiques du lancement de l’alerte. Quelles sont les contraintes d’une prise de parole publique pour les différents lanceur d’alerte (en présence, à distance, interne ou externe à la puissance d’action) ? Comment évalue t’on un risque ? En quoi la manière d’objectiver une potentialité dangereuse pèse sur le traitement de l’alerte ? En quoi la direction du cri (vers quelle instance) impose des traitements différenciés ? Bref quel est le trajet et les épreuves par lesquels passent une alerte pour être traitée ?

Le lanceur d’alerte se fonde sur des précédents (catastrophiques ou prophétiques) qu’il a tiré de leur solitude et insignifiance en leur donnant une portée par leur mise en série. Il agence précédents et autres éléments capturés par différents moyens (perception, intuition, dispositif métrologique…) pour faire émerger la présence d’une potentialité dangereuse dont il définit la plus ou moins grande imminence.
Une alerte est évaluée, vérifiée par la puissance d’action engagée, centre de décision. La décision (positive ou négative) prise pour traiter (ou non) l’alerte ou le risque est elle même évaluée par les acteurs qui ont fait émerger le dossier ou qui le porte, et tant d’autres encore.

Avec ces développements, on comprendra que les alertes ne prennent (ou suivent ?) pas un chemin linéaire, ni un traitement systématique et identique. Bien au contraire, elles parcourent différentes configurations, engageant différents acteurs et dont les enjeux, les objets sont différents. Les auteurs en distinguent sept (cf. tab. P.74-75). Elles peuvent être entendu comme des types d’épreuves sur lesquels peut ouvrir un signal d’alerte. Ces configurations ne sont pas imperméables, l’alerte glisse d’une configuration à l’autre (de l’alerte à la controverse au procès, à la normalisation) et peut être traiter simultanément selon plusieurs configurations.
Ces configurations ont été caractérisées selon différents critères (stabilisés et non statiques) comme la modalité temporelle, l’activité dominante, le mode de la preuve, les instances régulatrice…
Les auteurs étudies alors trois grands dossiers : l’amiante, le nucléaire, le prion qui sont tous (mis –par les acteurs-) en lien avec la santé publique.

Ce que nous en retiendrons

Horizon temporel

Dans leur introduction, les auteurs rapprochent, en maintenant un écart, lanceur
d’alerte et dénonciateur. L’écart se déploie à partir de l’horizon temporel de ces deux formules. Si la dénonciation est tournée vers des actes passés, le litige et le différend sur l’action en cours, l’alerte est orientée vers l’avenir : celle de l’imminence d’une potentialité dangereuse.
Ce qui nous amène à questionner un rapprochement possible dont l’enquête exploratoire déterminera la pertinence : la dénonciation de harcèlement contient elle (si ce n’est toujours, tout du moins parfois ou dans certaine configuration de harcèlement) un message d’alerte ?

Il conviendra alors de porter une attention soutenue (mais non particulière) à l’horizon temporel dans lequel s’engagent les acteurs et de suivre les modifications de cet horizon à différents moments du trajet [4], ou de l’affaire.
Par ailleurs, il me faut signaler que les notions de répétitivité, d’insistance sont présentes dans le terme et notamment dans les définitions que l’on trouve dans les dictionnaires. Ce point sera aussi à observer, ces notions sont elles utilisées par les acteurs ? Si oui, le modèle de la mise en série d’éléments jusqu’alors hétérogènes pour faire émerger cette répétitivité d’injustice, lui donnant ainsi une consistance, une généralité, pourrait s’avérer utile à notre objet.
L’idée de « sérialité » est importante pour objectiver l’insistance. C’est autre chose que de relier des éléments hétérogènes mais inscrit dans la même temporalité : la situation en acte. Néanmoins, ces deux formes se retrouvent et s’entremêlent souvent, c’est pour cela qu’il faut mieux s’attacher à dégager une temporalité alliant (et actualisant dans la définissions de la situation) passé - présent – futur.

Configuration

Parmi les configurations présentées dans l’ouvrage, il est possible de dire que nous
en rencontrerons dans notre étude, ou qu’il est probable que nous puissions rapprocher certaines observations à ces configurations. Celle du « procès » semble tomber sur le coup de l’évidence ; celle de l’alerte pourrait intervenir selon la réponse apportée par le rapprochement harcèlement – alerte, donc selon l’horizon temporel.
Mais cela ne doit pas porter à bannir et condamner les autres configurations, il faudra plutôt être attentif aux configurations que l’on rencontrera. Il faut donc se dire qu’il s’agit là d’une première grille d’analyse pour notre travail exploratoire, grille à laquelle il faudra éventuellement apporter des adaptations suite à ce travail.
C’est donc bien la notion même de configuration, leurs pluralités et l fait que l’affaire n’est jamais enfermé dans une arène mais qu’elle transite, qui est à retenir avant toutes enquêtes.

Epreuve de tangibilté

Les auteurs opposent les notions de « preuve formelle » et de « preuve tangible ». Cette distinction sera utile. La question est de savoir quelles formes de preuve amènent les acteurs, comment les produisent ils, les mettent ils en relation (ou en série), les unes sont elles moins reçut (et donc recevable) que les autres, par qui ? Toute une liste de questions.
La notion d’épreuve de tangibilité indique la nature de la preuve qu’on attend de l’assemblage des éléments élaborer par les acteurs.
Il semble (c’est un a priori et on connaît mes précautions à ces effets.) que certains harcèlements sont difficilement objectivables, comme certaines alertes, par leur ‘‘matérialité’’, on ne le capture pas par les sens mais plutôt par un ressenti. Il n’existe pas à ma connaissance de métrologie capable de mesurer ce phénomène. Il existe peut être des figures d’experts mais il semblerait que les preuves soient plus tangible que formelles. Mais je m’enjoins à la prudence et ne retient que la distinction entre les preuves et les épreuves qu’on leur fait passer.

Points d’inflexions

Cette notion est présente dans l’ouvrage sans être définit. C’est ici ce à quoi je m’attache.
Caractérisant une affaire par un trajet du dossier qui la fait émerger sur la place publique, les points d’inflexion peuvent être entendus comme des points ou des moments de ce trajet. A ces moments, le dossier est mis à l’épreuve par certains acteurs, l’issue de cette épreuve pèse sur l’orientation du dossier : son trajet est infléchi.
On peut dire aussi qu’il s’agit d’un moment de redéfinition de l’affaire (qui peut être critique), le dossier est mis à l’épreuve, on l’oriente vers d’autres acteurs (sans toutefois systématiquement l’abandonner), vers d’autres arènes (d’épreuve), on lui donne une nouvelle portée temporelle.
Mais il faut être attentif que les points d’inflexion ne sont pas tout. Ente ces moments le dossiers est travaillé, on ajoute des éléments, on en cherche…

Dans l’écrit précédent (les questionnements), je place l’inflexion dans deux règnes : l’espace (social) et le temps (tout aussi social que l’on peut appeler « durée »). L’image de trajet, conjuguée à celles de mouvement et de direction, enferment déjà ces dimensions.
Car en effet, il y a peu entre espace et temps, ils sont concomitant dans le mouvement, ils se confondent presque. Tous deux sont vécus, c’est un expérience ; et tous deux sont construis à partir de la successivité d’une unité de mesure standardisée. Traverser l’espace demande du temps, et l’on ne saurait traverser le temps sans se déplacer [5].

Pour finir, une simple question que l’on est en droit de se poser est celle de l’émergence d’un dispositif juridique permettant de traiter ces affaires et celle (liée) à la reconnaissance de ce genre d’injustice.

Notes :

[1] Ce ma semble, pour toute théorie d’explication du monde, être une bonne maxime que celle lui enjoignant de s’expliquer elle même.

[2] Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y en ait d’autres (je pense au terrain et à la méthode) que je confonde ou dont les parties par où elles se distinguent des autres ne m’apparaissent. Que cette partition soit un choix ou un manque de clairvoyance, de discernement, ce qui importe c’est de questionner la pertinence de cette partition. Est il utile de distinguer ces aspects, est ce faute et préjudice de n’en pas distinguer d’autres ?

[3] Il y a une réflexion à faire avant de m’engager plus avant dans ce thème, de fouiller ces formes de rapprochements.

[4] Nous reviendrons là dessus lorsque nous traiterons des points d’inflexion.

[5] Dernièrement, il y avait une publicité pour une voiture. Le slogan en était : « X, votre nouvelle adresse ». On voyait une famille dans leur voiture en train de rouler. Sur le bord de la route, le facteur attend leur passage, la voiture s’arrête et ils récupèrent le courrier. Ainsi de même plus loin avec un représentant, et encore une fois avec quelqu’un d’autre. Un renversement s’est opéré. Les personnes visitant la famille au cours d’une journée, à un certain moment, sont ici étalées dans l’espace. Une équivalence a été faite entre espace et temps en reversant l’action des protagonistes. La famille est nomade dans sa voiture et non plus sédentaire dans sa maison ; et inversement le facteur attend et ne vient pas.

 

Thomas Pierre