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Ressources / Joffrey
Becker / Stéphane Breton - Qu'est-ce qu'un corps
STÉPHANE
BRETON, (ED)
QU'EST-CE
QU'UN CORPS ?
AFRIQUE DE L'OUEST, EUROPE OCCIDENTALE, NOUVELLE-GUINÉE, AMAZONIE
FLAMMARION - MUSÉE
DU QUAI BRANLY
2006
La publication de cet ouvrage fait suite à l'exposition thématique
« qu'est-ce qu'un corps ? » qui s'est tenue au
musée du quai Branly tout juste après son inauguration
au début de l'été 2006. Fruit d'un très
bon travail d'édition, l'ouvrage, dirigé par l'ethnologue
et documentariste Stéphane Breton, croise les approches de six
chercheurs à propos de diverses questions touchant au traitement
et à la compréhension du corps au sein de quatre ensembles
territoriaux : l'Afrique de l'ouest (Michèle Coquet et Michael
Houseman), l'Europe occidentale (Jean-Marie Schaeffer), la Nouvelle-Guinée
(Stéphane Breton) et l'Amazonie (Anne-Christine Taylor et Eduardo
Viveiros de Castro).
L'ouvrage débute sur un élément de rupture de la
connaissance du corps en anthropologie sociale. En guise d'avant propos,
Breton revient sur un événement majeur de l'histoire de
la discipline qui concerne une approche culturellement transversale
du corps. Cet événement bien connu des ethnologues, c'est
la remarque adressée par le Canaque Boesoou au missionnaire et
anthropologue Maurice Leenhardt. À ce dernier, lui demandant
si les occidentaux n'auraient pas apporté l'esprit aux Canaques,
Boesoou répond qu'au contraire, ce qu'ils leur ont apporté,
c'est le corps. Boesoou renverse ainsi la perspective de l'ethnologue
et lui montre que son savoir n'est que très relatif, qu'il s'inscrit
dans une dynamique qui croise des approches très différentes
à propos du corps, autrement dit, que le corps n'est pas connu
de la même manière ici ou là, qu'il n'a pas à
être conçu en tant que terme de la relation mais plutôt
comme le signe du début de celle-ci.
La
partie que Michèle Coquet et Michael Housemann consacrent à
l'Afrique de l'ouest est ainsi traversée par l'idée que
le corps, tel qu'il est pensé dans cet espace, est en relation
intime avec les ancêtres, mais aussi qu'il abrite un double, empreinte
et élément de la relation avec d'autres dimensions du
monde. « Le corps est à la fois le support et l'expression
d'une relation privilégiée entre les vivants et les morts. »
(p. 25). L'article, en s'appuyant sur la statutaire et plus largement
sur la figuration de l'être humain, montre comment la conception
locale de la personne participe d'un mode de figuration spécifique
formant un indice de l'ontologie humaine. Ces objets occupent ainsi
dans l'espace ouest-africain une position de quasi-sujet et font l'objet
d'une attention et de soins particuliers.
Pour Jean-Marie Schaeffer, la conception européenne du corps
se fonde sur une conception chrétienne. « Sa prégnance
est telle, souligne-t-il, que nous continuons à penser le corps
dans son cadre même lorsque nous ne sommes pas croyants. »
(p. 59). Au sein de la Création, l'homme est un objet singulier.
Indice de la puissance divine comme n'importe lequel des objets de la
Création, il en est également, et d'abord, le signe iconique.
Mais cette image n'est plus la même. Le péché introduit,
en effet, une dissemblance entre le Créateur et la créature
et transforme ainsi leur rapport. Objet menacé, et désormais
menaçant, puisqu'en lui se joue le combat du bien et du mal,
le corps devient contradictoire ; véhicule du salut, il
est aussi l'obstacle devant être surmonté. Ainsi différencié
du modèle divin, l'objet humain doit pourtant se rapporter à
lui. Cependant, cette perspective ne va pas avoir d'effet précis
sur le corps, sinon sur le modèle lui même, en le faisant
déborder de la transcendance et rejoindre une immanence à
partir de laquelle le corps, enfin, va se transformer, y compris dans
le monde profane. D'abord invisible, le modèle va prendre les
traits de l'homme jusqu'à s'intégrer au corps. À
travers l'Autoportrait à la fourrure et la Veronica de Dürer,
« L'homme cherche désormais sa complétude dans
une image idéale incarnant un modèle dont il est lui-même
le créateur et l'origine. » (p. 70). Il y a donc une
relation d'empreinte, entre le corps-image et son modèle, caractéristique
de la ressemblance autant que de la dissemblance entre la créature
et le Créateur. Dans les faits et dans l'histoire, le corps humain
procède d'une intériorisation toujours plus poussée
du modèle jusqu'à en changer, et devenir avec la découverte
de l'ADN, lui-même un modèle caractéristique de
l'espèce. Devenu donc à la fois l'image et le modèle,
le corps humain oppose en lui la pensée de la créature
et du créateur dans un avenir traversé par la crainte
du désordre. Et si le modèle lui-même contenait
les germes du monstrueux, des germes désormais séparés
des principes du mal ? « Ainsi, conclue l'auteur, notre époque
est-elle à la fois celle du triomphe absolu de la pensée
du modèle et celle qui voit se multiplier les signes de ce qui
est peut-être le commencement de sa désagrégation
interne. » (p. 80).
Le corps, dans sa composition, est également travaillé
par la notion de genre. Cette idée traverse largement la Nouvelle-Guinée.
Chaque sexe est en lui-même porteur d'éléments du
corps à naître. Aux hommes le rôle de créer
les parties masculines du corps, les os, la cervelle ; aux femmes la
charge de concevoir les organes et les substances féminins. Un
enfant est ainsi un agencement organique et substantiel traversé
par les deux sexes, et qui trouve sa place dans l'espace social au travers
de la valeur et du rôle attribués à son propre genre.
Ainsi, l'homme doit se débarrasser de son héritage féminin
s'il veut pouvoir être fertile. Il doit passer par une série
de rites visant à transformer son corps, à le faire passer
de « fils d'une femme » à « père
d'un enfant » afin qu'il se libère de l'emprise de
la part féminine de son être. « Chacun des sexes
est défini en relation à l'autre, mais pas de la même
manière ; pour simplifier : le masculin négativement,
le féminin positivement. (...) En réalité, la crainte
de la femme est un faux-semblant. S'il veut être père
fécondité qui se confond avec la capacité politique
à instituer un monde social organisé par les hommes ,
l'homme doit s'inspirer des facultés maternelles. Il devra les
mettre en oeuvre sur le corps social de la communauté cultuelle
de ses pairs, qui met au monde des initiés aptes à vivre
en société. » (p. 88). Faire du masculin, c'est
finalement éloigner le féminin pour ensuite mieux s'en
inspirer et faire de la société ; l'englobement traduit
par la domination des hommes sur cet espace formant une métaphore
du contenant maternel pour les corps individuels, une fabrique où
le corps n'est pas un donné allant de soi, mais un résultat
à atteindre ; « le fruit d'un processus de fabrication
sociale » (p. 143) dont la vocation est de faire passer l'être
indifférencié à un être sexué. « La
transformation du corps est une métamorphose de la relation »
(p. 146), cette métamorphose procède d'une soustraction
et d'une spécialisation.
En
Amazonie, le corps reçoit sa forme et son statut, en tant qu'espèce,
du regard d'un autre sujet, selon que ce dernier considère le
corps vu comme une proie, comme un prédateur ou comme un congénère,
le pécari représentant la position proie, le jaguar représentant
le prédateur, et l'humain représentant le congénère.
Dans ce système, que les spécialistes nomment perspectiviste,
l'humain est une notion qui dépasse l'humanité telle qu'elle
est conçue dans notre espace européen. Ainsi, la forme
humaine désigne, de façon générale, « la
forme de toute créature perçue comme semblable, c'est
à dire comme sujet. » (p. 151). Les jaguars verront
les hommes comme des pécaris, mais ils se percevront comme des
humains. Les pécaris verront les hommes comme des jaguars tout
en se percevant comme des humains. L'humanité se définit,
ainsi, selon un mode d'aperception. Elle inclut parfois des animaux
ou des plantes, sauvages ou domestiques. Un humain est considéré
comme tel, avant tout parce qu'il est membre d'une communauté.
Dans l'espace amazonien, toute communauté forme une espèce.
Cette dernière doit être comprise à travers une
sociabilité partagée par des individus se reconnaissant
comme semblables. Le corps, en Amazonie, apparaît dans une opposition
flagrante vis-à-vis du corps occidental. « Pour nous,
l'intimité du sujet, son noyau le plus central, se situe en amont
de la culture, et cela rend le sujet universel. (...) Pour les Indiens,
le sujet est par principe "culturel", mais cette inscription
dans l'ordre de la culture, loin de limiter la qualité de personne
aux seuls Indiens de telle ou telle "tribu", est au fondement
d'une distribution de subjectivité qui déborde largement
l'espèce humaine. (...) l'identité entre humains et non-humains
ne renvoie pas à la nature, comme c'est le cas chez nous (qui
acceptons d'avoir en commun avec les animaux une par "naturelle"
de bestialité), elle repose sur le partage de la même culture »
(p. 198).
La
conclusion de l'ouvrage tente de mettre ces quatre descriptions du corps
en perspective en s'intéressant particulièrement aux relations
sociales dont le corps est le signe à partir des rapports entre
image du corps, engendrement et ontologie. Ainsi, le corps africain
est le signe d'une relation verticale entre ascendants et descendants,
tandis qu'en Nouvelle-Guinée, il participe d'une relation horizontale
entre le groupe des hommes et celui des femmes. En Amazonie et en Occident,
la corporéité humaine est définie par rapport à
une altérité non-humaine, animale, ou divine. Cependant,
là où en Amazonie, la représentation du corps est
moins importante que sa fabrication, l'Occident chrétien et sécularisé
accorde à l'image corporelle un statut ontologique et génératif
ressortant d'un principe incorporel (divin et transcendant ou biologique
et immanent) encourageant une relation fondée entre l'individu
et le principe ontologique plutôt que s'appuyant sur la parenté.
En occident, la parenté devient optionnelle. L'image devient
le seul support pour la création ; le corps devient « l'image
de toutes les images ou le modèle de l'image » (p.
203).
L'ouvrage, par la comparaison sur laquelle il s'appuie, nous offre de
relativiser le point de vue occidental à propos de la question
de la vérité du corps. En montrant comment le corps est
traversé par la définition locale qu'on lui accorde, les
auteurs remplissent l'objectif présenté en quatrième
de couverture : « Mon corps bien à moi ? C'est lui
qui fait que je ne m'appartient pas, que je n'existe pas seul et que
mon destin est de vivre en société. » Ce faisant,
le livre ne répond pas complètement à l'ambitieuse
question de départ, « qu'est-ce qu'un corps ? »
Il la réduit plutôt au traitement, aux préoccupations
et à la méthodologie spécifiques des sciences sociales
et, plus particulièrement encore, à celles de l'anthropologie
sociale. L'heuristique de l'entreprise ne peut cependant être
niée et il faut saluer la qualité du travail effectué
par les différents auteurs et commissaires de l'exposition « qu'est-ce
qu'un corps ? » en rappelant que c'est précisément
dans le cadre d'une anthropologie du corps que s'inscrit leur travail.
L'ouvrage constitue un point de vue complémentaire d'excellente
facture pour toute personne intéressée par les nombreuses
dimensions traversant le corps humain.
Joffrey
Becker