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C. Dejours, Travail, usure mentale, Bayard, 1ère éd. 1980, 2000

Présentation de l’ouvrage :

Il marque le début de la psychodynamique du travail qui, à la différence de la psychopathologie du travail, s’intéresse à l’effacement des comportements libres (c’est à dire orientés vers le plaisir et les besoins) et l’apparition de comportements conditionnés.
L’étude s’appuie sur le vécu ouvrier, la parole ouvrière. Elle pose comme hypothèse que l’organisation du travail exerce sur l’homme une action spécifique dont le point d’impact est l’appareil mental. On cherche à montrer que la disciplinarisation des corps passe toujours par une neutralisation préalable de la vie mentale par l’organisation du travail. Dans cette optique le mental est étroitement imbriqué au corps : agresser l’un c’est agresser l’autre.

L’auteur :

Psychanalyste, psychiatre, et spécialisé dans la psychologie du travail.

L’étude [1]

L’idée première ou primordiale du livre réside dans la conception de la souffrance ou de l’insatisfaction au travail comme résultant d’une inadéquation entre l’organisation du travail et la personnalité, l’économie psychosomatique : désirs et besoins des individus. A contrario, la satisfaction au travail réside dans cette adéquation. Les satisfactions contrebalancent les insatisfactions (comme chez les pilotes de chasses).
Cette confrontation est appelé « rapport homme-travail ». Quand ce rapport est bloquée, il n’y a plus aucun moyen d’ajuster ou de s’adapter l’exercice de sa tâche à ses désirs et besoins ; la souffrance est donc plus présente que jamais. Le modèle du travail librement organisé est donc celui dans lequel la souffrance est la moins présente, la moins intense, tandis que celui de l’OST apparaît comme le plus rude (spartiate pour la personnalité).
L’organisation est donc une contrainte, nous réprimons notre désir et notre plaisir dans cette confrontation car la condition même du rapport homme-travail (de la confrontation) est la « discipline de la faim » où la survie passe avant la santé et par le travail, modèle naissant au 19ème siècle qui perdure malgré que le « front de la santé » ait progressé.

Revenons sur les protagonistes et allons plus avant.
L’individu, il a des besoins et désirs qui quand ils sont épuisés apportent du plaisir. C’est qu’il y a simultanéité du besoin et du plaisir. Il est plaisant que nos désirs se réalisent et le premier de nos désirs est que nos besoins soient remplis. L’économie psychosomatique globale doit être entendue comme un économie c’est à dire une distribution équilibrée, pondérée, de satisfaction de différentes natures : moteur, psychosensoriel, physique, intellectuel, affectif, auxquels il faut ajouter les désirs qui peuvent apporter des satisfactions symbolique, sublimatoire. Chaque individu qui remplira ses besoins dans son activité, gagnera cet équilibre et sera satisfait.

C’est cette équilibre qu’entrave l’organisation du travail. Elle ne répond que rarement aux besoins et désirs des travailleurs surtout si elle est dépersonnalisante, si elle uniformise ou standardise les tâches : de la naît la souffrance.
Satisfaction et insatisfaction naissent de la confrontation de la personnalité au contenu significatif de la tâche d’une part et du mode opératoire prescrit de l’autre.
- Le contenu significatif de la tâche est une donnée subjective pour une grande part, ici l’insatisfaction sera symbolique et aura le mental comme point d’impact. Toute tâche à une signification par rapport au sujet (à un métier, à un statut) et à l’objet (la production a une fonction sociale, économique et politique, sans oublier la rémunération)
- Le mode opératoire prescrit réprime les besoins, l’insatisfaction n’est plus symbolique mais économique, son impact est le corps. Le mode opératoire est l’équivalent des conditions de travail qui sont des contraintes physique, chimique, biologique mais qui peuvent engendrer des souffrances mentales (via la peur). L’organisation du travail peut s’entendre dans un sens moins générale que celui que j’ai employé jusqu’alors. Précédemment j’entendais condition de travail et ce 2nd terme sous lequel on glissera la division du travail, le contenu de la tâche, le système hiérarchique, relationnel et de responsabilité.

De cette confrontation naît donc des insatisfactions, une souffrance dont la forme varie selon l’Organisation du travail. Les symptômes sont les suivant : frustration, anxiété ou angoisse et la peur car dans de nombreuses tâches le risque n’est jamais totalement résorbé. Le travail ouvre sur la maladie, des décompensations mentales ou des affections somatiques quand les défenses collectives puis individuelles (intra-psychique) sont débordées.
En effet, pour contenir cette souffrance, cette insatisfaction, tout en réalisant leur tâche, les travailleurs mettent en place des idéologies défensives (collectives –de groupe ou de métier- sauf lorsque l’organisation divise les hommes et les tâches, il faut alors des défenses personnalisées).

Une idéologie défensive doit contenir et occulter, mettre à distance une anxiété. Elle fait face à un risque réel et demande la participation de tout le groupe : les perturbateurs sont exclues. De plus, elle remplace les défenses individuelles (au sens d’intra-psychique) ce qui explique les difficultés à résister isolément. La forme spécifique d’une idéologie défensive dépend de la nature de l’anxiété et du groupe d’élaboration. Une idéologie défensive, en plus de masquer la souffrance, de la mettre à distance, a un coût, elle demande des sacrifices.
La difficulté pour lutter ou analyser la souffrance est qu’il faut la lire au travers des idéologies défensives.

Quelques exemples :
S’agissant du sous prolétariat, c’est la discipline de la faim qui règne. Le front de la santé se dégagera une fois la lutte pour la réduction de la durée du travail gagnée.
La préoccupation principale pour cette population c’est de survivre. Le risque, générateur d’anxiété, est celui d’être hors d’état de travailler : être malade.
Dans le sous prolétariat, guérir c’est domestiquer la souffrance pour pouvoir continuer le travail d’où ils tirent leur subsistance. On assiste à la mise en place d’une idéologie de la honte destinée à mettre à distance l’anxiété du risque d’être hors d’état, d’être malade. La maladie empêche le travail du corps productif de l’homme, éducatif ou domestique de la femme. Maladie et travail sont liés à tel point que le manque de travail devient une maladie.
Cette idéologie collective a ses effets négatifs (et qualifié négativement) quand elle échoue individuellement (alcoolisme, violence antisociale) ainsi que d’un coût : celui de la résistance au système de protection médico-sanitaire.

- De même faut il comprendre la résistance aux consignes de sécurité et les conduites dangereuses des ouvriers du bâtiment et du personnelle des industries pétrochimiques ; la fierté et le mépris du danger des pilotes de chasse.
Ces comportements ne témoignent pas de bêtise mais d’idéologie défensive qui font leurs martyrs.


C’est donc dans ‘‘l’effort continuel’’ de l’organisation du travail contre les désirs et besoins de l’individu qu’émerge la souffrance : notamment lorsque le rapport homme-travail est bloqué, ou qu’il ne permet pas de remplir les besoins et attentes. L’idéologie défensive intervient pour masquer cette souffrance, pour permettre de vivre avec.
A ce stade déjà les comportements libres sont effacés et les comportements conditionnés présents mais masqués. Mais l’Organisation du travail ne s’arrête pas là, elle exploite la souffrance mentale qu’elle impose pour disciplinariser les corps. Plus précisément, ce n’est pas la souffrance qui est exploité mais les systèmes défensifs érigés contre elle.
Parmi les maîtres symptômes de la souffrance nous avons mentionné la frustration au sens de répression de ses besoins et désirs ; la peur ou l’angoisse.

Revenons sur cette dernière : la peur.
La peur est présente dans toute les tâches professionnelles, elle répond à un souci réel. Aucune organisation du travail ne résorbe totalement le risque par la prévention. La peur répond à ce qui, dans le risque, n’est pas contrôlé par la prévention collective. Elle est engendrée par un écart entre la conscience de l’existence d’un risque et l’ignorance de la nature de ce risque [2].
Le savoir est donc un des mécanismes de défense fondamental de l’équilibre psychique. Le savoir renforçant les défenses ; l’ignorance laissant sans défense, elle accroît la peur.
Les idéologie défensives sont faite pour mettre à distance la peur, les signes du danger ; elles deviennent nécessaire à l’exercice de la tâche car la peur paralyse. L’idéologie défensive participe donc à la cohésion du groupe, à la sélection du personnel même : celui qui ranime la peur en refusant l’idéologie défensive est exclu.
L’auteur détermine 3 formes de la peur :
- Celle engendrée par la discipline de la faim : condition du rapport homme-travail, orme de réalité brute : SURVIE.
- Celle relative à l’équilibre psycho-affectif c’est à dire aux rapports humais, aux modes de relation portés par l’Organisation du travail.
Dans ce même groupe est classée la peur relative à la désorganisation du fonctionnement mentale par une autorépression devant les contraintes du travail : PSYCHIQUE.
- Enfin, celle relative aux risques du travail, risques qui pèsent sur la santé physique, le corps, l’organisme : CORPS.

A travers ce qui a été dit, on voit que la peur est un instrument de productivité : elle opère une sélection du personnel à travers la dynamique des groupes, elle crée une solidarité et un état d’alerte de tous qui permet une réactivité aux incidents. Elle permet (par les idéologies défensives) l’effectuation du travail.
Elle est aussi un instrument de contrôle social [3]. Déjà aux niveau du groupe par l’idéologie défensive. Mais aussi par le savoir qu’elle permet d’arracher lors des préparations de campagne de prévention, alors que la sécurité au travail n’est qu’un mythe (d’où la transgression comme forme de preuve lors d’une critique). De même avec la surveillance, on devient sa propre sentinelle [4]. Il y a exploitation de la peur et par la peur.

Cela vaut pour la frustration. Lorsque l’exercice de notre travail nous frustre, nous avons une agressivité réactionnelle que nous devons contenir devant la discipline de la faim : c’est ainsi qu’on se disciplinarise. Chez les opératrices téléphoniques, la frustration naît d’une dépersonnalisation, d’une standardisation de la tâche et d’une absence de contenu significatif. Pour contrôler l’agressivité, la solution est de diminuer le temps de communication. An même temps, cela augmente la productivité.
Dans cet exemple, la peur (par la surveillance) est un instrument de contrôle social tandis que la frustration permet un sur travail.
A ce stade, ce n’est plus le travail qui produit la souffrance mais bien la souffrance qui produit le travail.

On retrouve ainsi la thématique de l’aliénation au travail. Aliénation au sens de Marx c’est à dire d’une tolérance à l’organisation du travail qui réprime les désirs et les besoins du travailleurs. Mais aussi au sens psychologique car de par les idéologies défensives, les travailleurs confondent leurs désirs avec ceux de l’organisation. L’organisation prend le siège de son libre arbitre.

L’organisation imposent des contraintes, des insatisfaction : peur, fatigue, frustration. Diminuer ces contraintes c’est diminuer la visibilité de la souffrance masquée par les idéologies défensives.
Les 1er signes d’échec de ces stratégies sont souvent individuels (seul face au danger) ; on peut lire le dépassement des défenses dans le rendement mais au fur et à mesure, les décompensations ou les affections somatiques apparaissent. A ce moment, la 1ère réaction est de médicaliser la peur, de masquer la souffrance dans ce qu’elle peut avoir de mentale.

Les pathologies de notre temps (p.11 à 20)

Dans sa préface, l’auteur pointe l’accroissement de plusieurs pathologies liées au travail dans nos sociétés. Les praticiens (cliniciens, psychologues, médecins du travail) y sont fréquemment confrontés. Voilà une bref présentation de ces pathologies, je m’attarderai plus longuement sur le harcèlement moral.

- Les pathologies de surcharge (TMS : troubles muscosquelettiques ; LER : lésions par efforts répétitifs ; lésions d’hypersollicitation), provoquée par l’augmentation des contraintes de cadences et de productivité.
- Le Karôshi (Japon) provoqué par la surcharge de travail et la suractivité, on emploie le terme pour marquer la mort subie par accident vasculaire de sujet n’ayant aucun antécédent et comme seul facteur de risque la surcharge de travail.
- Le burn-out, qui se manifeste par l’épuisement, le découragement ainsi qu’une dévalorisation de soi ou une dépression.
- Les affections post-traumatiques (névrose traumatique, syndrome subjectif post traumatique, sinistrose) qui étaient le fait de victime d’accident de travail mais qui sont devenues une pathologies professionnelles avec l’usage plus fréquent de la violence et des agressions pour certains services. De plus, l’organisation du travail expose de plus en plus à ces risques.
- Les violences pathologiques : les agents ne sont plus les victimes mais c’est eux qui deviennent les agresseurs. Les auteurs peuvent présenter des troubles de la conscience, une confusion mentale, un état de délire. Ils peuvent aussi retourner cette violence contre eux car il n’y a pas d’indépendance entre travail et hors travail ; quand une crise se déclenche, tout les secteurs de la vie en pâtissent. Les suicides (au ou hors travail) laissent percevoir « une vaste pathologie de la solitude… caractéristique du monde du travail contemporain ».
- Les pathologies cognitives : troubles du jugement, de la mémoire, désorientation spatio-temporelle qui affectent la cognition d’un secteur étroitement reliés aux activités professionnelles. Elles ont été mis en rapport avec les mutations des méthodes de management notamment dans l’évaluation et les objectifs individualisés. Les objectifs sont irréalisables ou consistent en des « contresens théorique et des situations absurdes et psychologiquement dévastatrices ».

Le harcèlement moral. L’auteur avertit de plusieurs études (dont celle de R.Linhart, 1978) démontrant que ces pratiques ne sont pas nouvelles dans le monde du travail. Une des données principales du harcèlement c’est la passivité des témoins, l’absence de solidarité et les transformations du sens de la justice dans le travail ; tout cela fait du harcèlement une « pathologie de la solitude ».
L’aggravation des conséquences psychopathologique du harcèlement serait dû à la déstructuration des stratégies collectives de défenses. Les défenses contre la peur dans le travail rentre en contradiction avec les anciennes. Les nouvelles défenses (chacun pour soi, œillère volontaire, cynisme viril, réalisme économique) déstabilisent les anciennes qui reposaient sur une forte cohésion du collectif de travail.
L’analyse du harcèlement ne peut se baser uniquement sur la relation perverse (interprétation propre à la France) : ce serait fonder la victoire et l’innocence de l’organisation du travail. Au contraire, il faut y intégrer les conditions collectives (sociale et politique) et tourner notre regard sur la passivité des témoins issue de la banalisation du mal.


Notes

[1] Ici, je me passe de guillemets mais on peut dire que tout est issue du livre et rien ne tient à moi seul si ce n’est la présentation.

[2] Le lien entre peur et Organisation du travail est réalisé par l’intermédiaire du risque. Pour ma part, et après Montaigne (Essai 1, chap ?) la peur naît avec la souffrance, nous avons peur de la douleur et non de la mort. Une fois la souffrance reliée à l’Organisation, la peur est présente chez l’individu souffrant. Cela étant les développement de l’auteur n’en sont pas moins suggestif.

[3] Ici, la peur ayant été reliée au savoir, le couple savoir-pouvoir ré-émerge.

[4] M. Foucault, Surveiller et punir

 

Thomas Pierre