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C. Dejours, Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, Seuil, 1998

La question sous jacente à cet ouvrage pluridisciplinaire est celle de la psychodynamique du travail : pourquoi ou comment, « le travail est il tantôt structurant, tantôt pathogène ». (note p.19)

Le livre : Aujourd’hui, un discours économiciste est largement diffusé et repris. Il présente les lois économiques comme des lois naturelles ; la crise, le chômage, la précarisation, serait des phénomènes systémiques. Le Marché est ce phénomène naturel, systémique, auquel on ne peut que s’adapter mais pas aller contre, ni changer : ce serait folie, se serait aller contre le cours de l’histoire, nier le progrès etc… Or, de nos jours, le Marché demande une guerre économique. Cette guerre est présenté comme inévitable, une fatum. C’est une guerre pour la sauvegarde des libertés et la prospérité de la nation ; il faudra faire des sacrifices (individuels, civiles mais aussi des entreprises qui perdront cette guerre) car « la fin justifie les moyens ». De ce fait, le travail est devenu le 1er théâtre de la souffrance pour ceux qui y sont comme pour ceux qui en sont exclus.
Ce discours tient il repris, même par ses victimes. Pourquoi ?
Les dirigeants d’entreprises savent bien qu’ils peuvent perdre et être les prochaines victimes de cette guerre, mais il espère gagner.
Mais les autres, ceux qui n’ont aucune victoire à espérer ? L’auteur fonde l’hypothèse d’une transformation qualitative de la société avec la fin ou le recul de la mobilisation collective et de l’indignation face à la souffrance au travail au profit de réactions d’indifférence ou de résignation.

La question devient alors celle « des ressorts subjectifs de la domination, du consentement à subir et à infliger la souffrance : car une grande part des personnes (dirigeants ou non) participent à l’exercice du mal. Comment des braves gens, dotés d’un sens moral en viennent ils à commettre des actes qu’ils réprouvent ?
C.Dejours dépasse l’hypothèse d’un manque d’alternative à ce discours ainsi que celle de la résignation à un phénomène systémique car les lois économiques sont institués par les hommes, elles sont historiquement situées et nullement transcendante au monde des affaires humaines.
Son hypothèse est que le malheur ne déclenche plus d’indignation car il n’est plus relié à une injustice : 1er clivage Souffrance - Injustice. Ce clivage s’est formé par un processus de banalisation du mal définit comme « un processus de tolérance social au mal et à l’injustice ; processus qui fait passer pour un malheur ce qui relève de l’exercice du mal » (p.20). Le Mal, ici, apparaît quand des conduites injustes sont systématisés comme mode d’organisation et banalisé, qu’elles deviennent une norme.(p.94-95)

L’idée générale de cette étude est que contre la souffrance au travail (qui n’a pas disparu contrairement à ce qu’on veut bien laisser entendre), nous érigeons des stratégies de défense (autres que intra psychique) : le consentement provient de ces défenses et l’adhésion au discours économicistes met à distance notre responsabilité dans l’exercice du mal. Adhésion ou résignation fonctionnent comme des défenses face à notre conscience, à notre responsabilité : cela banalise le mal.
Je rendrais compte de l’analyse du processus, de ses éléments et de leur articulation. Puis nous verrons quelle forme prend la banalité du mal dans notre pays et plus précisément dans le monde du travail.

La banalisation du mal

Quel est ce processus qui, arrivé à son terme, forme un clivage entre malheur et injustice ; entre le sujet et sa souffrance ; entre le sujet et la souffrance des autres et provoque l’indifférence de ceux qui travail à l’égard de la souffrance de ceux qui sont exclu du marché du travail.
Il s’agit de voir les éléments constitutifs de ces processus qui dédramatisent le mal et qui est en marche dans notre société. Notons que comparativement à d’autres sociétés, d’autres époques qui ont connu une tel banalisation mobilisant une part croissante des personnes dans l’exercice du mal, mal qui devient une norme de comportement et mode d’organisation ; la structure de ce processus est le même [1].

Si le travail n’est pas toujours pathogène, la banalisation est portée par le travail au sens de l’exercice d’une tâche. La violence, la souffrance subies ou infligées est justifié par une activité relavant d’une mission, d’un travail collectif sans aucun intérêt personnel. La tâche transcende l’individualité et demande des sacrifices ; la violence infligée dans ce cadre sacrificiel pour une cause transcendante est considérée comme un bien. Ces missions doivent amener à un eldorado justifiant toutes violences.
C’est de cette manière qu’il émerge une capacité à mettre au travail, d’obtenir la coopération des « intelligences et des subjectivités singulières » (c’est à dire le « zèle » nécessaire pour combler tout écart entre le prescrit et le réel et qu’ainsi le système fonctionne).

Mais les « braves gens », c’est à dire dotés d’un sens moral, ne sont pas insensibles à l’exercice du mal, cette simple vision de la violence nécessaire ne les libère pas de la répulsion et de l’indignation à l’exercice du mal : leur sens moral n’est pas abolie.
La banalisation est portée par 2 outils : une stratégies de distorsion communicationnelle (Habernas, 1981) et la manipulation politique de la menace.

- La stratégie de distorsion communicationnelle est « un système de production et de contrôle des pratiques discursives relatives au travail »(p.70), elle porte sur un déni de la souffrance dans le travail, un déni du réel au sens de ce qui résiste à la maitrise. Un discours valorisant émerge et il ne faut pas le détruire : le mensonge est institué (Titre du chapitre IV) ou tout du moins le silence.
Le mensonge est parachevée par une rationalisation générale de ses éléments par quelque chose d’extérieur au mensonge. Il s’agit de montre que « le mensonge, même s’il est regrettable, est un mal nécessaire [2] et inévitable ». Se dégager du mensonge serait aller contre l’histoire, contre les besoins de la société, ce serait une « sottise… la marque de l’obscurantisme… illusion… comme refuser la gravitation universelle »(p ;117) elle formerait une condamnation pour l’humanité.
L’accepter, c’est être « réaliste », responsable même, c’est participer à un événement sans précédent, dont les générations futures nous seront éternellement reconnaissantes, c’est œuvrer pour le « salut public », s’inscrire dans la marche de l’Histoire: c’est devenir un héros, une légende, un exemple, c’est élever son âme et faire société avec les divinités de l’olympe !… Bref, par cette stratégie de distorsion communicationnelle, on valorise le mal, il y a un renversement de la raison éthique.

- La manipulation politique de la menace, de la terreur, injecte de la peur dans le rapport au travail. Peur et gratification sont des moyens d’obtenir la coopération des intelligences singulière qui comble l’écart entre le prescrit et le réel ; et c’est cette participation qui permet le fonctionnement du système d’exercice du mal (le zèle).
La souffrance dans le travail est éthique lorsqu’il s’agit d’infliger la violence ou qu’on tolère la violence subie ou infligée aux autres.
La peur est une souffrance pathique, elle met en jeu la préservation de soi.

S’engage ici un conflit de rationalité entre la rationalité éthique et la rationalité pathique [3]. Dans ce conflit entre éthique et peur, la peur prend le dessus ; la rationalité éthique ploie sous la rationalité pathique : le sens moral n’est pas abolie mais son fonctionnement est gauchi, perverti, retourner.
Le résultat de ce conflit est que l’on endure toujours une souffrance éthique mais qu’elle se tait devant la menace d’être touchée soi même. On se soumet au système du mal et on collabore à son exercice ; d’autres part on élabore des stratégies défensives pour vivre avec mais à distance de cette souffrance.

Une notion, pièce du mensonge, est largement invoqué dans les stratégies défensives des braves gens : la virilité.
Par un renversement de la raison éthique, la virilité est appelé comme vertu de courage : c’est une capacité à endurer la souffrance, à la faire endurer sans ‘‘états d’âme’’ lorsque c’est dans le cadre d’une mission. La violence se trouve ainsi sublimé, celui qui l’exerce est viril : il a le sens des priorités et a la force de caractère pour faire ce travail, quels qu’en soient les inconvénients.
La virilité neutralise donc les réticences de la conscience morale dans l’exercice du mal.(p.166)
« La virilité, c’est le mal rattaché à une vertu – le courage – au nom des nécessités inhérentes à l’activité de travail. La virilité, c’est la forme banalisée par laquelle on exprime la justification des moyens par les fins. La virilité est le concept qui permet d’ériger le malheur infligé à autrui en valeur, au nom du travail ».(p.166)

La banalité du mal dans le système néo-libéral, nos sociétés

Après avoir regardé l’agencement des différents éléments du processus de banalisation, il serait heureux / de bon aloi de porter notre attention sur le contenu actuels de ces éléments : la banalité du mal dans notre société [4].
Le thème de la souffrance mentale a été largement désinvesti (par les organisations syndicales, notamment) durant les 30 glorieuses. La parole sur la souffrance mentale au travail a été disqualifiée car subjective, doucement l’action collective est inhibée.
Ce thème va être repris par le patronat, ce qui va ouvrir la voie à des innovations managériales et gestionnaire avec la création d’outil comme les « ressources humaines », la culture d’entreprise… Dans leurs utopies, les thèses néo-libérales font de l’entreprise le lieu ou on trouvera la promesse du bonheur pour l’individu et la société, la nation. .
Cela renforce la culpabilisation et la honte des protestataires et l’espace ouvert à la parole sur la souffrance diminue comme peau de chagrin.(Chap. III)

Dans l’entreprise, la souffrance provient de la peur. De nouvelle forme de domination sont apparut, notamment le management par la menace : menace de la précarisation, du licenciement. Les effets de la manipulation politique de la menace sont multiples :
- Cela augmente la souffrance subjective au travail [5].
- Elle neutralise la mobilisation collective et favorise les conduites d’obéissance, de soumission et de déni.
- Elle clive le sujet de sa souffrance et de celle des autres par les stratégies défensives érigées contre la menace permanente.

De nos jours, il existe des contraintes à mal travailler (sous effectif, bureaucratie), renforcée par les conduites issues de la peur (rétention d’information, concurrence entre salarié, chacun pour soi…) qui poussent à bâcler, à tricher dans son travail.
D’autre part, la crainte de l’incompétence, l’angoisse de ne pas être à la hauteur et d’être dans la charrette des licenciements, et la non reconnaissance du travail réalisé fait qu’aujourd’hui le travail est un lieu de souffrance.(Chap. II)


Pourtant, cet état de fait, personne ne le conteste. Du fait déjà que personne ne peut évaluer l’activité de manière générale et globale. Mais aussi parce qu’on obtient la collaboration ‘‘d’opérateur du mal’’ par un couplage manipulation politique de la menace – stratégie de distorsion communicationnelle.
Gérer au mieux une organisation c’est aussi ménager un espace de discussion où se confronte plusieurs point de vue (technique, social, subjectif). La stratégie de distorsion communicationnelle va fermer cet espace (Chap. IV). Dans cet espace, un seul point de vue doit être produit et entendu : celui du management, de la conception, doté de la science capable de maîtriser le réel. Considérer de ce point de vue, le travail est idéalement organisé, seul le facteur humain est ‘‘défaillant’’.

Ce mensonge est construit comme un mensonge publicitaire [6] mais il se diffuse dans l’entreprise par les médias de la communication interne : les employés le lise (même si il savent que c’est un mensonge) et ils participent à sa production : ils se compromettent et il devient difficile d’avouer.

Le mensonge, le déni du réel et de la souffrance au travail résiste grâce à la menace : on se tait, on ne fait pas de vague… il n’y a pas de retour d’épreuve ou alors on efface les traces (témoins ou documents) des déconvenues en matière de qualité, de sécurité etc…

Le discours valorisant va progressivement occuper tout l’espace de discussion dans l’entreprise. Il existe même, dans l’entreprise, une discipline à diffuser, défendre et soutenir le mensonge : la société civile n’est pas avertie des usages banalisés du mal.
Deux facteurs soutiennent le mensonge : un soutient indirect provient des stratégies défensives érigées contre la peur ; un soutient direct est apporté par une formule de rationalisation.

- Rationaliser le mensonge c’est justifier l’ensemble de ces éléments, «  une justification globale de son principe au nom d’une rationalité extérieur au mensonge lui même ».(p.87)
Ici ,il s’agit du discours économiciste qui fait passer la guerre économique comme un processus naturel ou historique, inévitable, véritable « causalité du destin » et qu’il faut ‘‘faire contre mauvaise fortune bon cœur ». Je n’y reviens pas mais j’ajoute que ce discours utilise la science (économique entre autres) comme un

« imaginaire social et (qui) disqualifie la réflexion morale et politique… La science remplacerait l’argumentation morale et la gestion ne serait plus que l’application, hors du champ éthique, de la science »(p.117)

- Cette participation au mensonge, la reprise de sa formule de rationalisation peuvent aussi fonctionner comme stratégies défensives contre la souffrance éthique provoqué par le déni et la participation à des actes qu’on réprouve.
Une stratégie défensive neutralise la souffrance, permet de vivre avec mais ne libère pas ; c’est une forme de sédatif [7] et avec cette caractéristique on comprend que le thème du déni, de l’occultation soient présents.
De plus, les stratégies sont adaptées à une situation. Quand cette situation change la stratégie est déstabilisées, fragilisées. On peut avoir alors avoir des replis vers des stratégies individuelles pour conjurer les risques de décompensation (de la dépression au suicide).
Enfin, l’orientation des stratégies varie en raison de la distance du sujet au théâtre du mal. Les stratégies vont être individuelles lorsque le sujet est éloigné et collectives avec la proximité.

Trois comportements défensifs sont ainsi dégagés :

- La stratégie individuelle des « œillères volontaires ».

- La stratégie collective du « cynisme viril. On déni collectivement la souffrance éthique à faire le sale boulot : pas de honte mais de la provocation qui s’ajoute au mépris pour les victimes. Cette stratégie demande des épreuves de cynisme prouvant la virilité dans l’exercice du sale boulot.

- L’idéologie [8] défensive du « réalisme économique ». Le cynisme viril est une qualité, une force de caractère, il montre une conscience accrue des enjeux de la guerre économique pour notre société, notre pays. Mais elle demande aussi des sacrifices, certes dommageable mais inévitable. La (prétendue) scientificité de la sélection des sacrifiés nous assure qu’on ne fait pas n’importe quoi, c’est les inaptes à la guerre qui forment les cohortes des licenciés.

Les 3 étages du dispositif (p.155 à 160)

De cet exposé se dégage 3 populations :
- La première est celle des « leaders » du néo-libéralisme, les dirigeants. Ils espèrent gagner la guerre économique malgré les risques de la défaites. Leur engagement est porté par leur désir et leur volonté. D’un point de vue psychopathologique ils apparaissent comme des personnalités perverses et paranoïaques ; néanmoins on ne peut avoir une approche totalisante et penser que tout les dirigeants seraient pervers ou paranoïaque, on utilise alors la notion de « positions perverses » comme des positions sociales où tout type de personnalité peut devenir perverse.
- Les collaborateurs directs de l’exercice du mal. Ceux qui apportent leur zèle, leur intelligence subjective (cognitive et affective). Ils sont sur le terrain et le moteur de leur engagement est la défense. La diversité des structures mentales est unifiée par la stratégie collective du cynisme viril.
- Les derniers sont ceux qui ont peur et qui souffrent en silence. Ils consentent tacitement (ou par omission) à cet état de fait et se réfugie derrière la stratégie des œillères volontaires. Les comportements sont unifiés par l’utilisation du même mensonge, des contenus stéréotypés de la rationalisation donnés par la distorsion communicationnelle et présentés comme dominants.

La banalisation du mal est achevée par l’unification et l’uniformisation des comportements défensifs.
Les 2 derniers étages du dispositif du mal sont marqués par des comportements « normopathique ». En psychologie clinique classique, une personnalité de normopathe est marquée par l’absence d’imagination, un manque d’esprit critique, de personnalité, de pensée. Les sujets normopathes sont d’un extrême conformisme, obéissant et dépendant (en terme de valorisation) des autres. L’auteur prend le cas d’Eichmann tel qu’il est décrit par H.Arendt.
Leur vision du monde est atteint d’un « rétrécissement de la conscience intersubjective » c’est à dire que leur monde moral s’arrête au monde proximal et en exclu le monde distal.
3 caractéristiques donc :
- Indifférence à l’égard du monde distal.
- Suspension de la faculté de pensée.
- Suspension de la faculté de juger et de la volonté d’agir contre l’injustice.

De nos jours, ces trois traits se retrouvent au niveau de la société. Mais ici, il ne s’agit pas de normopathie comme fonctionnement généralisé de la personnalité (comme Eichmann) mais d’un comportement défensif de « normopathie par secteur » compatible avec d’autre fonctionnement dans d’autre secteur de la vie.
L’unification des comportements défensifs provient du fait que :
- C’est le même secteur (pour tous) où on exclut la pensée : le travail.
- C’est le même danger à conjurer : la peur, le risque.
- C’est le même mensonge organisé, présenté comme dominant qui est utilisé.

Notes :

[1] L’analyse de ce processus se fonde sur le monde du travail dans le système néo-libéraliste actuel mais aussi sur les systèmes totalitaires notamment l’Allemagne nazi.

[2] Souligné par l’auteur.

[3] La rationalité instrumentale étant d’utiliser ce conflit pour obtenir les conduites de soumission et repousser celles d’indignation.

[4] L’auteur précise dans la première note de l’ouvrage qu’il s’agit d’une étude sur le cas français, étude qu’on ne peut généraliser de par les spécificités de chaque pays.

[5] Voir aussi Dejours, 1980.

[6] C’est à dire que le travail est décrit uniquement à partir des résultats positif avec une falsification et/ou une simplification des appuies et ressources utilisées (comme les études scientifique).

[7] Elles permettent la continuation du travail (productivité) et crée une cohésion de groupe (contrôle social)

[8] La distinction entre stratégie et idéologie, si on la lit en creux et dans une note de son premier ouvrage, n’est pas clairement explicité. Mais on peut y voir une distinction entre le dit et l’agit, le discours et la pratique.

 

Thomas Pierre