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EMILE DURKHEIM
LES FORMES ELEMENTAIRES DE LA VIE RELIGIEUSE
LE SYSTEME TOTEMIQUE EN AUSTRALIE
1912


S'il a d'abord cherché a utiliser la discipline sociologique comme une manière de construire une morale positive, Émile Durkheim s'est trouvé devant ce qui lui semblait être une réalité incontournable qui plaçait le phénomène religieux au centre de l'humanité et, ainsi, comme un miroir de la société dont elle fut le produit. Qu'en est-il aujourd'hui ? Quelle actualité des écrits d'un des premiers intellectuels français, lorsque ceux-ci sont lus avec les yeux de notre temps ? Loin d'enlever à Durkheim la force de son propos ou de l'enfermer dans un classicisme académique qui contraindrait à ne connaître de lui que les éléments phares d'une pensée résumée en quelques phrases, peut-on trouver, aujourd'hui, l'écho de sa pensée et les éléments d'une analyse générale de la religion ; l'idée d'une définition stable et généralisable ? En d'autres termes, que pourrait-on garder de son analyse de la religion, en dehors des principes qui fondent à la fois la sociologie durkheimienne et son école, à l'heure où le « religieux » semble adopter des formes nouvelles qui encourageraient le chercheur à reconsidérer l'apport des théories classiques ? Quelle pertinence la pensée de Durkheim a-t-elle face aux mutations du « croire » en occident, à une forme d'individualisation du « religieux » qui serait, a priori, le reflet du passage d'une conception statique de la religion à une autre, plus dynamique ?


La question du « religieux », chez Durkheim, apparaît en 1899 [1], dans le IIe volume de l'Année Sociologique (1897-1998) avec un article ; « de la définition des phénomènes religieux ». Cette réflexion sur les phénomènes religieux, qui selon P. Besnard et R. Boudon [2] est à mettre en parallèle avec le profond bouleversement qu'avait suscité en lui l'affaire Dreyffus, va trouver son apogée avec la parution en 1912 des « formes élémentaires de la vie religieuse ». Cette question semble marquer la fin de sa vie. Elle sera appuyée de plusieurs communications et articles. Mais l'ensemble de la production d'Émile Durkheim dans ce domaine particulier, ne formera pas un corpus aussi important que celui de son neveu M. Mauss ou de H. Hubert dans ce même domaine. Il reste que, outre les quelques publications parues dans l'Année Sociologique, « les formes élémentaires de la vie religieuse » propose une conception nouvelle de la religion et des forces sociales qu'elle engage. Cet ouvrage apparaît comme le point culminant du parcours théorique de Durkheim dans l'analyse des phénomènes religieux, analyse qui débute, on l'a vu, dans l'Année Sociologique avec « de la définition des phénomènes religieux », qui se poursuit avec « sur le totémisme » en 1903 (in l'Année Sociologique 1901-1902) et un « cours sur les origines de la vie religieuse » en 1907 [3]. Après la publication des « formes élémentaires de la vie religieuse », Durkheim expliquera son analyse des phénomènes religieux lors d'exposés et de débats. On en trouve les traces dans deux communications. La première est consignée dans le bulletin de la société française de philosophie en 1913 [4]. La deuxième paraît en 1914 d'après une communication faîte lors d'une séance de l'Union des libres penseurs et des libres croyant pour la Culture Morale [5]. Le travail d'Émile Durkheim semble se placer au croisement de la sociologie et de l'anthropologie. Ces deux disciplines se forment en France, d'un point de vue académique, plus ou moins parallèlement. Tentons ici, de dresser un court portrait de ces champs disciplinaires et de voir comment l'oeuvre de Durkheim y trouve une place particulière [6]. Nous verrons ainsi partiellement comment le travail de sociologie religieuse d'Émile Durkheim est perçu aujourd'hui et quels points particuliers de son approche des phénomènes religieux sont remis ou non en question.

 

I La sociologie et l'anthropologie religieuse

La sociologie française se développe en tant que discipline grâce notamment à l'initiative d'Émile Durkheim et des collaborateurs de l'Année Sociologique, les héritiers des « règles de la méthode sociologique ». La revue traite régulièrement de questions liées au religieux. Les collaborateurs de Durkheim continueront à s'intéresser à la religion, mais, selon H. Desroche et P. Besnard, c'est avec Le Bras et « l'introduction à l'histoire de la pratique religieuse en France » entre 1942 et 1945, que la sociologie religieuse française va connaître un renouveau significatif, en construisant un pont entre les méthodes empiriques et quantitative, et la théologie. La situation actuelle semble marquée par une prise d'indépendance de la sociologie par rapport aux tutelles idéologiques, qu'elles soient religieuses ou anti-religieuses. La sociologie religieuse ne fait pas, ainsi, des « grandes » religions sont domaine unique de recherche ; elle s'intéresse autant aux religions latentes (proches d'un certain « paganisme » selon Desroche et P. Besnard) et aux religions mortes, qu'au religions dissidentes, habituellement désignées comme sectes. A cette différenciation par domaines, horizontale, en correspond une autre, verticale selon Desroche et P. Besnard, puisqu'elle se fait selon des secteurs. Ainsi, « s'édifient peu à peu une sociologie des croyances ou des non-croyances, une sociologie des rites ou des mythes, des dogmes, des organisations, des liturgies, des attestations ou des contestations. » La diversité induite par ces différenciations engendre une différenciation des approches sociologique. « Étant donné que les trois différenciations des domaines, des secteurs et des approches peuvent se combiner, on reconnaîtra qu'il y a d'ores et déjà bien des sociologies dans la sociologie religieuse. »


L'anthropologie religieuse apparaît dans le courant du XIX e siècle. Elle se pose d'abord une série de problèmes liés à l'origine, à l'essence et à l'évolution de la religion et ne changera de perspective qu'assez récemment. « Aujourd'hui, souligne R. Bastide, elle apparaît soit comme un chapitre de l'anthropologie sociale (...), soit – ce qui est le point de vue soutenu ici – comme une science indépendante. Dans ce cas, la religion est étudiée dans deux dimensions : synchronique, comme un ensemble ou système cohérent de pensées, d'affects et de gestes ; et diachronique, comme un ensemble qui se modifie et qui change. » Pour Bastide, il s'agit, pour que l'anthropologie religieuse puisse se constituer en champ disciplinaire, de définir ce qu'est la sphère du religieux, ce qui distingue les symboles culturels des symboles proprement religieux. Le mythe, ajoute-t-il, détermine tout un ensemble de pratiques, mais constitue-t-il pour autant, un cadre strict pour l'expérience individuelle et collective ? Tout n'est pas symbolique, aussi, au delà d'une seule expérience fondée sur le mythe, la pensée empirique se constituerait en opposition de l'expérience mystique. La sphère du sacré se définirait donc par opposition à la sphère du profane comme le montre Durkheim. Bastide précise néanmoins que « les critiques que Durkheim a faites de l'animisme ou du naturalisme restent toujours valables, même si la thèse qu'il a voulu leur substituer, et qui fait de la religion l'expression de la transcendance de la conscience collective par rapport aux consciences individuelles, n'est pas plus solide. » Ainsi, il s'agit aujourd'hui, de replacer les faits religieux dans le contexte de la vie réelle, d'une part dans l'histoire des individus et d'autre part dans l'ensemble des relations sociales. Il s'agit donc de voir dans le fait religieux un moyen pour l'individu de se construire ou de se conformer afin de dépasser les tensions. Il s'agit également de voir le fait religieux comme une superstructure ou un élément structurel. L'anthropologie religieuse s'intéresse dès lors à des domaines bien particuliers. Bastide en montre trois. Ainsi, le religieux, en cherchant à coordonner et à canaliser les faits sociaux, déborde presque systématiquement de sa sphère propre. Il encadrerait le champs des activités sociales ; qu'elles soient, par exemple, politiques ou économiques. C'est là le premier et le principal objet de travail des anthropologues du religieux. D'autre part, la religion agit, le plus souvent, par mimétisme [7] ; elle reproduit les conditions énoncées par le mythe pour restaurer l'ordre. « Le plus important est donc non pas de découper le religieux en morceaux (le mythe et les dogmes, les rites, les institutions et les prêtrises), mais de le saisir dans son unité vivante, comme une activité culturelle totale qui s'exprime en diverses langues – depuis la langue gestuelle jusqu'à la parole dite, depuis le vêtement sacerdotal jusqu'à la graphie sur les parois d'une caverne – et qui, par conséquent, utilise les morphèmes les plus divers, les pliant tous cependant, pour une culture donnée, à une même syntaxe. » La religion est, enfin, sujet à transformation, à changement, même si elle a tendance – ou pour objet – de résister aux transformations. On s'intéressera dès lors aux idées de syncrétisme, d'acculturation, au passage de la secte à l'Église et inversement, ainsi qu'au « dialogue » des solidarités sociales et religieuses ou encore à celui des institutions ; autant de conceptions qui pousseraient l'anthropologue du religieux à sortir, plus ou moins, de son objet de recherche pour mieux le redéfinir, pour mieux en cerner les contours. Il ne s'agirait donc plus d'aller chercher, comme l'avait fait Durkheim, dans les formes les plus « élémentaires » de la religion (les plus aisées à saisir dans leur expression primitive, simplifiée et archaïque) le reflet de ce qui contraindrait l'individu, de ce qui lui serait extérieur, mais de regarder la religion comme un moyen, pour une société, d'établir en son sein, une conformité avec l'ordre énoncé par le mythe, en prenant en compte la manière dont cet ordre se transforme et s'articule avec de nouveaux enjeux et de nouveaux intérêts émergeant de sociétés différentes en relation, ou d'une même société elle même sujette au changement. Entrons à présent plus en détail dans l'ouvrage d'Émile Durkheim.

 

II Les formes élémentaires de la vie religieuse [8]

L'objet de l'ouvrage d'Émile Durkheim est d'étudier ce qu'il considère comme la religion la plus primitive (le totémisme) afin d'expliquer la nature religieuse de l'homme ; aspect, selon lui, essentiel et permanent de l'humanité. S'il choisit cette manière de procéder, c'est que Durkheim pense le totémisme plus proche des débuts de l'histoire religieuse. En somme, il s'agirait d'observer un culte « archaïque » afin de comprendre la nature des religions dans leur ensemble. Le procédé méthodologique est évolutionniste. En cherchant à la « source historique » de la religion, l'auteur mettrait en évidence le décalage entre des formes religieuses considérées, dans la pensée de l'époque, comme les plus basses et celles considérées comme les plus hautes. Durkheim fait néanmoins preuve d'un certain relativisme. En considérant des religions si différentes au sein d'une même analyse, il les tient pour des expressions de la réalité. « Il n'y a donc pas, au fond, de religions qui soient fausses » (page 3), même s'il n'est pas impossible de les placer, selon lui, suivant un ordre hiérarchique. « Toutes les fois qu'on entreprend d'expliquer une chose humaine prise à un moment déterminé du temps, il faut commencer par remonter jusqu'à sa forme primitive et la plus simple, chercher à rendre compte des caractères par lesquels elle se définit à cette période de son existence, puis faire voir comment elle s'est peu à peu développée et compliquée, comment elle est devenue ce qu'elle est au moment considéré. » (page 4) Pour cela, l'histoire est plus apte que la philosophie. Cette dernière ne rendrait compte, finalement, que des a priori des philosophes. Émile Durkheim pense la religion comme système. En tant que tel, il doit exister, au delà des particularités, des éléments permanents qui se retrouvent dans toutes les religions. La « simplicité » des cultes « archaïques » doit permettre à l'auteur de les dégager plus facilement. « Dans les religions primitives, le fait religieux porte encore visible l'empreinte de ses origines. » (page 10) L'objet qu'étudie Durkheim dépasse pourtant la science des religions. La religion est pour lui à la base des systèmes de représentation humains. Ainsi, en s'engageant dans une explication des causes dont dépendent les formes de la pensée et de la pratique religieuse, l'auteur se voit naturellement confronté aux principales catégories de la pensée. La religion, en tant que « chose » sociale, véhicule des représentations collectives et donc des réalités collectives dont les rites seraient le reflet. Le problème de la connaissance s'énoncerait ainsi différemment selon que l'on considère les catégories comme ayant une origine sociale, selon que l'on pense les représentations comme des états de la collectivité. L'Homme a donc deux dimensions. Il est à la fois un être individuel, et un être social. En tant que tel, il a besoin des catégories car elles sont des outils qui permettent à chacun d'être dans la société.


Qu'est-ce qu'une religion selon Durkheim ? « Une religion, écrit-il page 65, est un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c'est à dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Église, tous ceux qui y adhèrent. » Il s'agit donc pour l'auteur de trouver la religion des origines, celle qui en son sein contiendrait les éléments généraux à toutes pensées religieuses. Le totémisme semble, aux yeux d'Émile Durkheim, le plus apte à remplir ces conditions. Il pourrait, mieux que l'animisme [9] et que le naturisme [10] qui en seraient issu, servir de base à la recherche du germe de la distinction entre sacré et profane. Durkheim s'appuiera donc sur les travaux des ethnographes pour chercher ce germe. C'est d'eux qu'il tirera toute l'autorité de l'idée que le totémisme est la première et la plus primitive des religions ; c'est principalement la cas, pour lui, des sociétés claniques australiennes.


Pour Durkheim, le totem n'est pas seulement un nom et un emblème. En même temps qu'il est une étiquette collective, il présente un caractère religieux qui permet de classer. Il éveille les sentiments religieux et instaure, grâce à la taxinomie qu'il permet, des rapports réglés avec le monde. Le totémisme est plus que l'expression d'une zoolâtrie ou d'une phytolâtrie, car l'Homme et l'être totémique partagent les mêmes traits et la même substance. En ce sens, l'Homme affilié au totem collectif, fait lui aussi partie du monde sacré. Le totémisme offre, par ailleurs, une conception de l'univers en ce qu'il permet au clan de s'affilier et de se différencier des autres clans [11], et en ce que ce dernier règle ses rapports au monde selon le système d'opposition et de classification induit par la société elle-même. « Les notions fondamentales de l'esprit, les catégories essentielles de la pensée peuvent être le produit de facteurs sociaux. » (page 206). Ainsi, les genres qu'induit le totémisme seraient des cadres sociaux. « Le genre, c'est le cadre extérieur dont les objets perçus comme semblables forment, en partie, le contenu » (page 208). Le genre constituerait donc un groupe classificatoire au sein duquel il existerait des liens du même type que ceux qui régissent la parenté. « Ainsi, ajoute Durkheim page 213, les gens du clan et les choses qui y sont classées forment, par leur réunion, un système solidaire dont toutes les parties sont liées et vibrent sympathiquement. Cette organisation qui, tout d'abord, pouvait nous paraître purement logique est, en même temps, morale. Un même principe l'anime et en fait l'unité, c'est le totem. » Tout ce qui est classé du côté du totem en possède les propriétés. En ce sens, ces éléments sont classés du côté du sacré. Les règles sont donc déduites de ce caractère et conditionnent les individus d'un même clan à se comporter selon cette inférence. Mais plus que les simples règles, c'est l'univers entier qui est représenté au travers de la religion. Ce principe, qui règle les rapports de la collectivité, règle également d'autres rapports. Durkheim montre, ainsi, que l'individu lui même a une conduite réglée par son rapport au totem individuel, un être lui-même individuel, un alter ego. Les rapports de genre, au sens cette fois des rôles et des relations entre des individus de sexes opposés, sont eux mêmes réglés par les totem sexuels, totem collectifs qui appartiennent à tous les individus d'un même sexe. Quelles sont les causes de ce règlement des rapports ?


Émile Durkheim veut montrer que le respect des règles trouve son origine dans un principe totémique commun à l'ensemble des êtres et des choses du clan, aux emblèmes totémiques comme aux gens du clan et aux individus de l'espèce du totem. Ce principe repose dans l'idée de force, une force anonyme et impersonnelle qui se retrouve en chacun des êtres sans se confondre avec eux. « On pourrait dire qu'elle est le dieu qu'adore chaque culte totémique. Seulement, c'est un dieu impersonnel, sans nom, sans histoire, immanent au monde, diffus dans une multitude innombrable de choses. » (page 269) Il ne faudrait pas se méprendre ; cette force dont parle Émile Durkheim dépasse la simple métaphore. Loin d'y voir une seule image, cette force est bien réelle ; elle est morale. « Tous les êtres qui communient dans le même principe totémique se considèrent, par cela même, comme moralement liés les uns aux autres ; ils ont les uns envers les autres des devoirs définis d'assistance, de vendetta, etc... » (page 271) La force dont parle Durkheim serait à la base de la pensée religieuse. Les choses sacrées en constitueraient les parties et on peut se douter que dans la pensée de Durkheim, cette force, en tant que tout, en supplante la somme particulière. Ainsi, cette force est partout, dans les paroles, les gestes ou les substances. Elle est créatrice de divin et contient en elle le principe même de l'efficacité, qu'elle soit rituelle, ou magique comme on l'ont montré H. Hubert et M. Mauss à travers la notion de mana. Cette force, pour Durkheim, c'est la société elle même. Pour lui, le totem est double. Il est à la fois une forme extérieure et sensible, un dieu, et aussi le symbole du clan, un drapeau. « Si donc il est, à la fois le symbole du dieu et de la société, n'est-ce pas que le dieu et la société ne font qu'un ? » (page 294) Le dieu comme la société ne sont-il pas, pour Durkheim, supérieurs à l'individu ? La société et la divinité entraînent chez les individus la sensation d'une dépendance totale et perpétuelle. Elles seraient toutes deux des principes contraignants, exerçant leur autorité morale en utilisant les mêmes voies mentales que celles qui garantiraient, pour ceux qui ont foi, un gain supplémentaire de force. « Tous les partis, politiques, économiques, confessionnels, prennent soin de provoquer périodiquement des réunions où leurs adeptes puissent revivifier leur foi commune en la manifestant en commun » (page 300) Il en est de même pour l'individu qui parle avec ferveur à une communauté. En lui, dit Durkheim, c'est le groupe incarné qui s'exprime. L'homme est social et ne peut échapper aux puissances qui agissent à travers lui, qui l'assistent et le protègent. Il en a d'ailleurs l'intuition, mais, selon Durkheim, ses sentiments sont étendus entre les deux termes de la religion. Tant que les représentations trouvent leur nature dans un caractère empirique ou sont déduites de l'expérience vulgaire, nous ne voyons que des choses ou des personnes profanes. Mais sitôt que la société voit dans la chose ou dans l'individu profane le moyen de satisfaire à ses aspirations, elle se mettra en relation avec le monde du sacré. Ainsi, écrit Durkheim, l'homme qui inspire le respect et la déférence a quelque chose de sacré, comme l'homme influent a du mana pour les Mélanésiens. « C'est donc que le pouvoir moral que confère l'opinion et celui dont sont investis les êtres sacrés ont au fond une même origine et sont faits des mêmes éléments. » (page 305) Quelles autres puissances que les forces évoquées par Durkheim auraient le pouvoir suffisant à faire passer l'individu du profane au sacré, en bousculant ses pratiques jusqu'à les inverser lors des corrobbori [12] ?


L'individu, dans la situation du sacré, obéit aux puissances extraordinaires, jusqu'à s'oublier dans une certaine frénésie. Jusqu'à Durkheim, on pensait que la nature de cette frénésie était en rapport étroit avec la nature de l'Homme primitif, incapable pensait-on, de soumettre ses pulsions au contrôle de sa raison. Durkheim montre, au contraire, que la frénésie collective est le résultat du passage du monde profane au monde sacré ; le premier étant celui des choses ordinaires et quotidiennes, le second étant de l'ordre des puissances extraordinaires et extérieures, des forces mystérieuses avec lesquelles les Hommes entretiennent un rapport permanent. Ainsi, la force religieuse, collective et anonyme, est représentée par le totem. Celui-ci assure, une fois encore pour Durkheim, le rôle d'emblème. Il est le support et la source du sacré. C'est du principe totémique que le sacré va pouvoir exercer sa contagion en s'étendant à l'ordre qui lui est rattaché et qu'il va servir à décrire. Ainsi, selon Durkheim, les forces religieuses sont avant tout des puissances morales qui agissent sur chacun. « Elles traduisent, non la manière dont les choses physiques affectent nos sens, mais la façon dont la conscience collective agit sur les consciences individuelles. » (page 319) En cela, la puissance morale dont parle Durkheim, c'est la société. La religion institue donc un système de représentation qui permet aux individus de construire une image de la société [13] et d'entretenir avec elle des rapports réglés. La divinité, selon ce point de vue, n'en serait qu'une expression figurée. Le totem, lui, serait le support matériel symbolisant l'idée que la société se fait de l'ordre auquel elle appartient ; il est un support d'objectivation. Ce rôle, souligne l'auteur, n'importe quel objet peut le remplir. La valeur sacrée de l'objet peut également être attribué à n'importe lequel d'entre eux, puisqu'aucun n'est prédestiné à remplir cette fonction. Ainsi, l'emblématisme joue un rôle multiple puisqu'il permet à la société de prendre conscience d'elle même, qu'il assure la continuité de cette conscience et qu'il encourage chacun à participer à l'homogénéité de l'ensemble par le règlement des conduites collectives en son sein. L'emblème est transcendant. Il est au centre de la communion des consciences en même temps qu'il est le support objectif de la transcendance. Il participe de la construction des conventions morales, dont l'autorité règle les rapports des membres du groupe qui partagent avec l'emblème une commune nature sacrée [14]. « D'une manière générale, un sentiment collectif ne peut prendre conscience de soi qu'en se fixant sur un objet matériel ; mais et par cela même, il participe de la nature de cet objet et réciproquement. Ce sont donc des nécessités sociales qui ont fait fusionner ensemble des notions qui, au premier abord, paraissaient distinctes, et la vie sociale a facilité cette fusion par la grande effervescence mentale qu'elle détermine » (page 339)


Il importe dès lors à E. Durkheim de montrer que l'effervescence collective trouve sa traduction au sein des conduites cultuelles et donc dans le passage du profane au sacré. C'est ce qu'il s'attache à faire plus en détail dans le livre III de son ouvrage, en s'appuyant sur la bipolarité de la notion de culte, à la fois négatif (reposant sur un régime d'interdictions) et positif (reposant cette fois sur un régime d'obligations). Ces rites consistent en l'interdiction, pour le fidèle, de certaines actions. Durkheim propose de réduire ce système complexe d'interdits à deux formes de prohibition. La première repose sur l'impossibilité de faire coexister dans un même espace les éléments de la vie profane et ceux de la vie religieuse. La deuxième énonce l'impossibilité de faire coexister ces éléments dans un même temps. Ainsi, les rites négatifs ont pour principale fonction de maintenir la séparation entre ce qui est sacré et ce qui est profane, afin d'empêcher que l'un ne déborde sur l'autre. Pour l'auteur, ce type de culte n'a de négatif que le nom car, s'il provoque une certaine inhibition des conduites individuelles, il reste la condition d'accès au culte positif, puisqu'il contraint chacun à entrer de plain pied dans le sacré. « Les rites négatifs confèrent donc des pouvoirs efficaces tout comme les rites positifs ; les premiers, comme les seconds, peuvent servir à élever le tonus religieux des individus. » (page 442) Mais ce n'est pas là, la seule utilité de l'ascétisme. En effet, les rites négatifs s'adressent non seulement aux êtres idéels, mais également à la société qui exige des individus qui la composent, des sacrifices constants. En ce sens, les forces religieuses seraient constituées, selon l'auteur, des « sédiments » des forces collectives. Elles proviendraient donc, avant tout, d'un ordre moral extérieur à l'individu. Il est, par conséquent, aisé de considérer cet ordre comme un processus produisant des émotions collectives ou individuelles. Il est tout aussi aisé de comprendre, dès lors, que les émotions se propagent, et qu'un rapport particulier, fondé nous l'avons vu sur l'analogie cosmologique, s'instaure entre les Hommes et les choses. C'est sans doute cette commune nature qui préside à l'institution des rites positifs. Dans son ouvrage, Durkheim en étudiera quatre formes différentes. Il s'agit, dans la plupart des cas, de contribuer à la reproduction de l'espèce totémique. Pour ce faire, on doit renforcer les systèmes d'interdits qui touchent à la consommation de cette espèce avant de rompre rituellement ces interdictions en organisant une consommation réglée de l'animal ou de la plante qui sert de totem. Cette consommation rituelle tient, pour Durkheim, d'une institution religieuse ; l'institution sacrificielle, première forme du rite positif qui réside dans un acte de communion alimentaire dont la fonction est de créer entre ceux qui l'exécute, un lien de parenté artificiel. « L'homme, écrit-il page 481, ne se sanctifie pas uniquement parce qu'il s'assoit, en quelque sorte, à la même table que le dieu, mais surtout parce que l'aliment qu'il consomme dans ce repas rituel a un caractère sacré. » Il s'agirait donc, ici, de répondre à un besoin élémentaire pour la société, celui de perpétuer l'ordre naturel à travers la parenté essentielle qui uni le clan à l'espèce totémique, en faisant entrer graduellement (et pour un temps) les membres du groupe dans cette sphère sacrée dont ils cherchent, habituellement, à rester éloignés. Il s'agirait également de renforcer l'image de la chose sacrée au sein de la communauté. Autrement dit, en plus de reproduire l'espèce totémique, le sacrifice aurait pour objectif de reproduire la foi des membres du groupe. La divinité et le fidèle ont besoin l'un de l'autre, tout comme la société et l'individu. Ainsi, écrit Durkheim, « le rythme auquel obéit la vie religieuse ne fait qu'exprimer le rythme de la vie sociale, et il en résulte. La société ne peut raviver le sentiment qu'elle a d'elle même qu'à condition de s'assembler. Mais elle ne peut tenir perpétuellement ses assises. » (page 499). La foi apparaît, dès lors, comme un principe éminemment social qui repose sur des aspects qui relient les institutions religieuses et la société dans une forme d'affirmation morale que l'individu produit pour les membres de la société dont il partage les traits. Ainsi, le rite construit et re-construit à chaque fois, le lien de parenté qui lie l'individu à la société ou au dieu auquel il cherche à ressembler. Cette ressemblance avec l'être idéel engage une autre forme de rite positif ; le rite mimétique. D'un autre côté, le rite induit efficacement des causes au sein de l'ordre naturel ; il est producteur de forces à l'intérieur (elles sont dans ce cas d'ordre moral) et à l'extérieur de l'individu (elles sont, ici, collectives) ; dans les deux cas, ces forces sont sociales. Les rites positifs consistent également en des cérémonies représentatives ou commémoratives. Dans ce cas, elles servent à rappeler le passé mythique. « Ce qu'expriment les traditions dont elle [la mythologie d'un groupe] perpétue le souvenir, c'est la manière dont la société se représente l'homme et le monde ; c'est une morale et une cosmologie en même temps qu'une histoire. Le rite ne sert donc et ne peut servir qu'à entretenir la vitalité de ces croyances, à empêcher qu'elles ne s'effacent des mémoires, c'est-à-dire, en somme, à revivifier les éléments les plus essentiels de la conscience collective. » (page 536) Dans ce cas, le rite est moins destiné à reproduire l'espèce totémique qu'à créer, pour l'individu, une sorte de bien être moral et donc d'attacher chaque membre du groupe à la société et à son histoire. Cette forme de rite passe pour s'assimiler à un genre de récréation, autre élément important de la religion pour Durkheim. Ainsi, les rites produisent autant de contextes et de prétextes à l'effervescence ; et c'est cet état d'âme qui, selon l'auteur, permet à la société de maintenir sa cohésion et son renouvellement. Cependant, les contextes que le rite permet ne sont pas tous heureux. Il est des moments qui ont pour objet de faire face ou de rappeler des situations malheureuses ; ce sont les rites piaculaires. La douleur exprimée individuellement ou collectivement au sein de ce genre particulier de rite semble mise en scène par l'étiquette. Il s'agirait donc d'une forme particulière d'effervescence qui tiendrait de l'expression d'un rapport réglé à la fois par la situation et par la société. « Dans le deuil, écrit Durkheim page 567, on se fait du mal pour prouver qu'on souffre. » ; et plus loin page 568 : « Le deuil n'est pas un mouvement naturel de la sensibilité privée, froissée par une perte cruelle ; c'est un devoir imposé par le groupe. » C'est à l'appui de cette dernière forme de rite positif [15], qu'Emile Durkheim montre toute l'ambiguïté de la notion de sacré, à la fois lieu de forces bienfaisantes et de puissances mauvaises qui s'opposent radicalement, mais en entretenant, avec les choses ou les êtres profanes, le même rapport de distanciation et de respect.


Telle est, pour l'auteur, la vie religieuse. Elle a finalement pour objet de transformer l'individu jusqu'à l'élever au dessus de lui même tout en lui rappelant qu'il est affilié à la société ; elle le somme de contrôler ses pulsions, pour en faire un être social, un humain, en quelque sorte, qui soit capable de trouver la force d'agir et de vivre. Cet humain, écrit-il page 595, « C'est un homme qui peut davantage. » En somme, la religion telle que la voit Durkheim, est un produit de la société. Elle est à ajouter à tout ce que la société produit de biens intellectuels. Ce que le mythe énonce, c'est finalement la réalité telle que la société l'a construite et la renouvelle à travers l'acte rituel. C'est quand, écrit l'auteur, la vie sociale s'est intensifiée qu'émerge la vie religieuse ; c'est quand l'effervescence permet un bouleversement de l'activité psychique que la transformation s'opère. Ainsi un monde nouveau et idéal se superpose au monde profane ; ce monde, c'est celui du sacré, et comme tout ce qui tient du sacré, il est appelé à s'étendre, il tend à l'éternité et à l'universalité. La religion ne peut donc se résumer qu'à un système de pratique. Elle représente bien plus. En effet, la religion apparaît à l'auteur comme la source de la pensée rationnelle. Elle organise la manière qu'un individu a de regarder le monde. Elle lui décrit le réel et, ce faisant, lui montre les mêmes objets que ceux qui éveillent la curiosité du savant. Elle construit pour l'Homme, un monde qui lui soit intelligible et vrai. Elle construit un système de repères pour chacun, afin que tous les membres de la société puissent se comprendre, se reconnaître et agir ; en ce sens, la religion est dynamogénique. C'est là son impersonnalité, et c'est en même temps celle de la société et celle des concepts. « Par cela seul que la société existe, il existe aussi, en dehors des sensations et des images individuelles, tout un système de représentations qui jouissent de propriétés merveilleuses. Par elles, les hommes se comprennent, les intelligences se pénètrent les unes les autres. » (page 623) Au fond, la religion, la société et les concepts qu'ils soient vérifiés par le sens commun ou la connaissance scientifique, tendent vers un même but ; la vérité. En ce sens, il n'y a pas, pour Durkheim, de pensée qui puisse être pré-logique. Les catégories servent de cadres collectifs permanents, elles permettent à la société de se penser et de penser son rapport à la totalité, à la réalité. Ce tout ne peut, pour l'auteur, être l'oeuvre d'une simple partie, d'un individu au point de vue partiel. Ainsi se confondent la totalité, la divinité et la société ; et c'est sans doute ce qui pousse Durkheim à considérer la conscience collective comme la forme la plus éminente de la vie psychique. Cependant, la société est elle aussi une particularité. Elle est un tout pour l'individu mais, au regard d'autres sociétés et d'autres cadres sociaux, elle ne serait que la partie d'un tout plus large au caractère international. Dès lors, en analysant les causes objectives qui font de la société une totalité traversée de forces agissantes, il semble possible à Durkheim d'ouvrir une nouvelle voie dans l'explication de l'Homme. Les desseins de la société, voilà peut être l'objet de la sociologie durkheimienne.

 

III Conclusion critique

Le totémisme recouvre des formes complexes qui, malgré l'importance du matériel empirique mobilisé, échappent quelque peu à l'auteur. Comme il le souligne d'ailleurs très bien lui même, la science qu'il tente alors de construire semble emprunte de l'opinion de son époque. Aussi, on peut reprocher à l'auteur son manque de distance avec la pensée évolutionniste. Ainsi, selon E. Desveaux [16], « Les difficultés des théoriciens du totémisme viennent surtout de leur souci d'expliquer ces liens entre entités naturelles et unités ou sous-unités sociales : en quête de son contenu, ils ne faisaient qu'en décliner les formes à l'infini. En cela, ils participent de l'évolutionnisme de leur époque ; la réification des phénomènes totémiques d'une part, la réduction des institutions sociales à ces phénomènes d'autre part, traduisent un rejet de ces sociétés primitives du côté d'une nature dont notre civilisation se serait depuis longtemps détaché. » Néanmoins, E. Durkheim fait preuve d'un certain relativisme à l'égard des sociétés qu'il considère comme primitive. En effet, en montrant que ces dernières fondent leurs représentations sur un tout qui leur serait extérieur, Durkheim les rapatrie à l'intérieur du champ de la pensée logique ; chose que des collaborateurs comme L. Lévy-Bruhl avaient toujours nié à ces sociétés, considérant leur pensée comme pré-logique ou mystique. Durkheim considère en effet que la pensée logique naît de la nature sociale de l'Homme. Il participe donc à la fois de la pensée évolutionniste (qui détermine au début de l'ouvrage la justification du choix du totémisme comme étant la forme la plus archaïque de religion, la forme élémentaire de la vie religieuse) et du relativisme (puisque l'accès à la pensée logique constitue pour lui la forme la plus haute de la vie intérieure de l'individu).


Aussi, en divinisant la société et en montrant toute la complexité de la relation que peuvent entretenir la masse des tout, Durkheim montre un schéma de l'universel où chaque partie semble constituer un tout en soi et par rapport à d'autres tout formant système et du même coup totalité. Le système que Durkheim suggère semble emprunt d'un certain mysticisme. Néanmoins, en évacuant cette dimension au profit d'une simple relation entre des identités différenciées, l'ouvrage n'est pas sans rappeler certains aspects de la construction identitaire tels que les a montré B. Anderson [17]. Pour Durkheim, l'intensité de la vie sociale permet une transformation psychique profonde chez l'individu: « Pour se rendre compte des impressions très particulières qu'il [l'homme] ressent, il prête aux choses avec lesquelles il est le plus directement en rapport des propriétés qu'elles n'ont pas (...). En un mot, au monde vulgaire où s'écoule sa vie profane il en superpose un autre qui, en un sens, n'existe que dans sa pensée, mais auquel il attribue, par rapport au premier, une sorte de dignité plus haute. C'est donc, à ce double titre, un monde idéal.(...) Pour que la société puisse prendre conscience de soi et entretenir, au degré d'intensité nécessaire, le sentiment qu'elle a d'elle même, il faut qu'elle s'assemble et se concentre. Or, cette concentration détermine une exaltation de la vie morale qui se traduit par un ensemble de conception idéales où vient se peindre la vie nouvelle qui s'est ainsi éveillée. » (page 603). Ainsi, la langue semble être un élément marquant dans la manière dont une communauté peut s'imaginer et prendre conscience d'elle même. On connaît, aujourd'hui, l'importance de la « vernacularisation » de l'imprimerie dans le long développement de la nation allemande. On connaît également les effets des politiques englobantes pratiquées dans les anciens pays sous influence soviétique, sur les particularités identitaires d'asie centrale notamment. Mais là où Anderson montre l'influence d'un appareil technico-financier dans la constitution des identités nationales et des revendications qu'elles supposent, Durkheim semble ouvrir le champ de la nationalité à l'ensemble des individus qui partagent un même « imaginaire social ». En cela, une ambiguïté demeure. Peut-on, en effet, concevoir que Durkheim dépasse la distinction classique entre communauté et société pour rassembler sous un même terme des formes sociales que la pensée de son époque s'obstinait à distinguer ? Si tel était le cas, on pourrait éventuellement voir son travail sur la vie religieuse comme une anthropologie mais, là encore dans le contexte de production de l'oeuvre, le choix d'une sociologie n'est-il pas stratégique, voire même politique ? De même, qui sont l'individu et la société dont parle Durkheim à la fin de l'ouvrage ? Sont-ils européens, australiens ? Sont-ils des « êtres » universels ? Entretiennent-ils des relations contractuelles, ou ces relations se suffisent-elles à elles mêmes ?


Il semble que Durkheim ait été marqué par l'idéal des Lumières. Cependant, loin de considérer uniquement que l'individu opère un contrat avec lui-même pour former société, opération fondatrice de la liberté pour Kant qui porte à penser une contradiction sans solution où l'individu se contraint sans raison à mener une vie impersonnelle, Durkheim semble suggérer que cette forme d'existence (et la raison qui l'accompagne) trouve son fondement dans la pensée collective. L'individu abandonne donc une partie de son intérêt personnel car l'intérêt collectif, la volonté générale ou l'Esprit universel dirait Hegel, le pousserait à le faire. En d'autres termes, la société semble avoir des fins qui lui soient propres. Elle apparaît comme un être à part entière, mais avec une volonté associée à celle des individus qui la composent. C'est, dit Émile Durkheim, un système de forces agissantes. Pourrait-on penser que Durkheim voulut étendre cet idéal contractualiste à toutes formes de sociétés? Rien ne semble pouvoir le montrer ; tout au plus, Émile Durkheim semble avoir été un défenseur de l'humanité dans son ensemble, un idéaliste, certes, mais certainement aussi un homme de principes pour qui la puissance d'un État doit être mobilisé dans la société qu'il incarne [18]. C'est bien en défenseur de l'humanité, mais aussi en fervent défenseur de la liberté, qu'il se pose lors d'un débat suivant l'exposé de l'ouvrage en 1913 [19]. « La religion qui m'intéresse et que je cherche à comprendre, ce n'est pas celle que se sont faite ou qu'ont cru s'être faite certaines âmes raffinées : c'est celle qui a permis au gros de l'humanité de supporter l'existence. Mais de plus, de cet état lui-même rien ne permet de dire a priori qu'il ne relève aucunement de la société. A supposer, ce qui pourrait être contesté, que la religion ignore le groupe, qu'elle n'en soit pas consciente, il ne s'ensuit pas qu'elle n'en dépende pas. Il est très possible - et c'est ce que j'ai essayé d'établir - que le croyant (...) tienne de la société les forces mêmes qui lui permettent de se libérer du monde et de la société. »

 

Notes :

[1] On trouve néanmoins une approche du totem, du tabou et du couple sacré/profane dès 1898 dans le premier volume de l'Année Sociologique, dans l'article que Durkheim consacre à « la prohibition de l'inceste et ses origines »

[2] R. Boudon, P. Besnard, « Durkheim et les durkheimiens », in Encyclopaedia Universalis, [en ligne] http://www.universalis.fr

[3] Extrait de la Revue de philosophie, 1907. Reproduit in Émile Durkheim, Textes Tome 2. Religion, morale, anomie, Paris, Minuit, Coll. Le sens commun, 1975

[4] Émile Durkheim, « Le problème religieux et la dualité de la nature humaine », Textes Tome 2. Religion, morale,anomie, Op. Cit., pp. 23-59

[5] Émile Durkheim, « l'avenir de la religion », Le sentiment religieux à l'heure actuelle, troisième entretien : la conception sociale de la religion, Paris, Vrin., 1914

[6] On s'appuiera ici sur deux articles : H. Desroche, « Religion, la sociologie religieuse », in Encyclopaedia Universalis, [en ligne] et R. Bastide, « Anthropologie religieuse », in Encyclopaedia Universalis, [en ligne] http://www.universalis.fr

[7] Cette mimèsis n'est pas systématique. Comme le montre R. Bastide, il est des mythes sans rituels comme des rites qui ne se fondent sur aucun mythe.

[8] Emile Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, Quadrige, 5e édition, 2005

[9] Tylor donne, avec la notion d'animisme, une version très négative du « primitif ». Le « primitif », comme l'enfant, ne saurait distinguer l'animé de l'inanimé. Durkheim objecte que l'homme, même « primitif », ne peut être moins intelligent que l'animal qui, lui, est capable de cette distinction. De même, en s'appuyant sur le dualisme dont fait état Tylor et qu'il critique par ailleurs en s'aidant des travaux de Spencer, Durkheim remarque un biais contenu dans l'énoncé même de la notion ; « Il faudrait admettre que les croyances religieuses sont autant de représentations hallucinatoires sans aucun fondement objectif » (page 97). Notre civilisation ne pourrait avoir pour fondement qu'un vague fantasme selon l'auteur.

[10] Le naturisme présenté par Müller part du principe que l'homme, dépassé par l'infini qui l'entoure et le domine, a tiré de l'expérience sensible le sentiment religieux. Pourtant, l'expérience, basée sur l'erreur d'appréciation, n'aurait eu pour résultat qu'un effacement de la religion. Comment une religion aurait pu se maintenir en ne se fondant que sur des représentations faussées ? « Le croyant vit donc comme le délirant, dans un milieu peuplé d'êtres et de choses qui n'ont qu'une existence verbale. » (page 114) Par ailleurs, un monde profane, même infini, reste un monde profane. Aussi, Durkheim propose-t-il de chercher ailleurs l'origine du sentiment religieux.

[11] Ce serait là, les conditions de l'antagonisme entre des phratries opposées. « C'est là, sans doute, ce qui explique que les deux phratries aient été souvent conçues comme naturellement antagonistes l'une de l'autre. On admet qu'il y a entre elles une sorte de rivalité et même d'hostilité constitutionnelle. L'opposition des choses s'est étendue aux personnes ; le contraste logique s'est doublé d'une sorte de conflit social. » (pages 207-208)

[12] L'auteur montre que, pendant ces périodes de convocation des clans dans les sociétés australiennes, les conduites individuelles se règlent selon un ordre différent de celui qui a cours dans la vie quotidienne. On est, écrit-il, en dehors et au dessus de la morale ordinaire. « Les sexes s'accouplent contrairement aux règles qui président au commerce sexuel. Les hommes échangent leurs femmes. Parfois même, des unions incestueuses qui, en temps normal, sont jugées abominables et sont sévèrement condamnés, se contractent ostensiblement et impunément. » (page 309)

[13] Et de construire, au delà d'une simple image, la société elle même.

[14] Durkheim s'attachera à montrer, dans le chapitre VIII du livre II, que l'âme individuelle partage la même nature avec le totem. L'âme et le principe totémique se confondent à la fois dans leur substance, mais aussi dans le caractère ancestral et fondateur transmis par les ancêtres. Ainsi, se confondent l'individu, le totem (sous ses nombreux aspects) et les ancêtres, en ce que Durkheim, selon l'expression de Strelhow, nomme une « unité solidaire ». L'âme individuelle n'est qu'une partie de l'âme collective, dont elle se singularise grâce au corps et au point de vue unique qu'il impose. Ainsi, selon Durkheim page 386, « la notion de personne est le produit de deux sortes de facteurs. L'un est essentiellement impersonnel : c'est le principe spirituel qui sert d'âme à la collectivité. C'est lui, en effet qui constitue la substance même des âmes individuelles. Or il n'est la chose de personne en particulier : il fait partie du patrimoine collectif ; en lui et par lui, toutes les consciences communient. Mais d'un autre côté, pour qu'il y ait des personnalités séparées, il faut qu'un autre facteur intervienne qui fragmente ce principe et qui le différencie. C'est le corps qui joue ce rôle. (...) Il en résulte que, si toutes les consciences engagées dans ces corps ont vue sur le même monde, (...) elles ne le voient pas toutes sous le même angle ; chacune l'exprime à sa façon. » Dans le chapitre suivant, Durkheim montrera toute la complexité de la production des individus en Australie et les relations rituelles qu'ils entretiennent avec les esprits des ancêtres, à la fois producteurs d'âmes, protecteurs, intercesseurs cosmiques, membres réguliers de la société, génies malfaisants ou héros créateurs des cultes et du monde.

[15] Et surtout grâce à celui de Robertson Smith.

[16] E. Desveaux, « Totémisme », in P. Bonte, M. Izard, Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropologie, Paris, Puf, Quadrige, 2002, pp 709-710

[17] B. Anderson, L'imaginaire national, Réflexions sur l'origine et l'essor du nationalisme, Paris, La découverte, 2002

[18] Comme il l'explique dans une série de cours donnés entre 1900 et 1905 et publiés dans la Revue Philosophique n°148, 1958, pp. 433-437. « L'État doit donc tendre de plus en plus non à mettre sa gloire dans la conquête de territoires nouveaux, toujours injuste, mais à faire régner plus de justice dans la société qu'il personnifie. »

[19] Émile Durkheim, « Le problème religieux et la dualité de la nature humaine », Textes Tome 2. Religion, morale,anomie, Op. Cit., pp. 23-59

Joffrey Becker