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Becker / David Le Breton - Anthropologie du corps et modernité
DAVID
LE BRETON
ANTHROPOLOGIE DU CORPS ET MODERNITÉ
2005 (1990) 4e
EDITION
L'auteur
est professeur à l'université Marc Bloch de Strasbourg.
Il est l'auteur de nombreux ouvrages dont Corps et société
(1985), Des visages. Essais d'anthropologie (1992), La sociologie du
corps (1992), L'adieu au corps (1999) ou encore Un corps pour soi (ouvrage
collectif paru en 2005).
Quel
meilleur objet que le corps permettrait de mettre le monde moderne en
perspective du point de vue de l'anthropologie et de la sociologie ?
David Le Breton offre ici une réflexion passionnante sur l'histoire
du temps présent, en restituant la généalogie des
idées qui nous permettent, aujourd'hui, de concevoir le corps
et les sciences qui lui sont dédiées. L'ouvrage apparaît
comme une étape importante d'une réflexion globale sur
le corps dans les sciences sociales, et pour cause : si le corps est
au centre des débats des médecines moderne et contemporaine,
il est en passe de s'oublier dans le dualisme qui l'a vu naître
; s'oublier jusqu'à s'évanouir dans la technologie, jusqu'à
perdre sa chair dans un gnosticisme d'un genre nouveau. « Signe
de l'individu » (p. 9), le corps devient un alter ego dont
on se passerait aujourd'hui volontiers.
Le corps naît de la description et des représentations
qui traversent l'ensemble de la société. Au sein des sociétés
occidentales, il n'a de réalité que relativement à
l'émergence du savoir biomédical se constituant à
partir des idées individualistes de la Renaissance. Le corps
moderne émerge de la rupture de la continuité ontologique
entre la personne et la totalité sociocosmique dans lequel elle
se tient. Il est des endroits où le corps n'est pas connu de
la même manière qu'il l'est pour nous. Là où,
dans les sociétés traditionnelles, le corps est uni au
reste du monde et décrit dans les mêmes termes qui servent
à décrire le monde, le corps occidental apparaît
comme le résultat d'une coupure, coupure entre l'individu et
le cosmos, coupure avec les autres, avec lui même. L'amorce de
cette rupture émerge du Moyen-Âge. La coupure se formalisera
lentement, prenant la voie de l'individualisme naissant à travers
le regard de l'artiste, du « citoyen du monde »
(p. 41), puis à travers l'invention du portrait à partir
du XVe siècle. La peau devient la frontière qui sépare
l'homme des autres. La voie s'ouvre progressivement à la recherche
anatomique sur un corps progressivement vidé de sa nature sacrée,
un corps qui s'invente progressivement, depuis la parution du De
humani corporis fabrica de Vésale en 1543, jusqu'au Discours
de la méthode de René Descartes près d'un siècle
plus tard. Le corps devient machine dans le monde savant. Cette transition
qui sépare lentement l'être humain du cosmos, des autres
et de lui-même est perçue comme la condition nécessaire
de l'emprise humaine sur le monde naturel. Cette volonté de contrôle
d'une nature désormais conçue sur le modèle mécaniste
préside à la naissance de la médecine moderne (p.
60) mais aussi au développement de l'industrie (p. 75). Cette
volonté encore, souligne l'auteur, résume l'expression
de « formules générales de la domination »
s'organisant à travers un registre anatomo-métaphysique
et un registre technico-politique qui visent à exercer une autorité
directe sur le corps, à le discipliner ou à le redresser
(pp. 79-80). La connaissance du corps devient peu à peu un enjeu
qui sépare le savoir des spécialistes de la médecine
et les savoirs populaires. Dans le premier type de savoir, le corps
est dissocié de l'homme. Dans le second, le corps n'est dissocié
ni de l'homme, ni du cosmos, de sorte que ces connaissances, qu'elles
se fondent sur la tradition ou sur l'innovation, « s'articulent
sur un tissu de correspondance » (p. 85) en même temps
qu'elles constituent « un processus de re-symbolisation (...)
tenant souvent du simulacre » (p. 88). Les images du corps
se multiplient et rivalisent au sein même des acteurs, au sein
même des espaces qui procurent à ces derniers le sentiment
d'être tous les jours les mêmes.
« La
vie quotidienne est le refuge assuré (...) de l'adulte »,
écrit D. Le Breton (p. 93). Mais c'est également
l'endroit où transitent autant les rêves individuels que
ce qu'il y a de plus politique et de plus social en chacun. C'est bien
dans l'espace rassurant du quotidien que se joue l'ordonnancement du
corps, mais c'est également dans cet espace que le quotidien
n'est jamais toujours et réellement le même, dépendant
des impressions, de l'expérience sensible ; un lieu où
« l'homme tisse son aventure personnelle, vieillit, aime,
ressent plaisir ou douleur, indifférence ou colère. »
(p. 94), dans une sorte d'échange permanent entre ce qui le construit
et ce qu'il construit à son tour, entre le sens et la communauté
du sens. Mais cet espace transitionnel, selon l'expression de D. W.
Winnicott, est aussi celui où le corps s'efface. Il faut que
le quotidien soit d'une nature très différente de celle,
rassurante, qui, en temps normal, le compose, pour que se retrouvent
décris les éléments - pets, rots, grognements,
démangeaisons, constipations, hémorroïdes, etc -
qui fabriquent aussi la vie quotidienne et dont la trace se perd, dans
la littérature ou au cinéma, par une convention tacite
que la littérature des prisons et des camps vient remettre en
question. Ce n'est pas pour autant que le corps, dans la situation carcérale
ou concentrationnaire, ne s'efface pas. C'est bien ici, selon l'auteur,
que l'effacement ritualisé du corps atteint son acmé,
puisque l'effacement du corps doit permettre au prisonnier de ne pas
attirer l'attention de ses gardiens. L'être humain construit son
rapport avec l'extérieur, son orientation et ses activités,
à travers l'expérience sensorielle qu'il a du monde, à
travers la vue lui permettant de déterminer sa trajectoire dans
l'espace de circulation urbain, ou en entendant et en sentant, parfois
sans les accepter, les bruits et les odeurs ; autant de signes de la
présence humaine, collective et individuelle, familière
ou étrangère, qui encourageraient chacun à vouloir
effacer sa présence de la perception et de la conscience de l'autre.
La place du corps, dans nos sociétés occidentales, c'est
« celle du silence, de la discrétion, de l'effacement,
voire de l'escamotage ritualisé. » (p. 126). Cet effacement
est tel, que le corps semble échapper à notre propre conscience
dans un espace collectif où il apparaît néanmoins
comme significativement présent. Paradoxe apparent où
le corps « doit demeurer discret, toujours présent
mais dans le sentiment de son absence. » (p. 131), et qui
traduirait plutôt une tension entre le souci d'atteindre un usage
entier de soi, le sentiment fort d'exister, et une volonté de
se libérer de son propre corps. Mais au fond, pour l'auteur,
cette tension, du moins sa nouveauté, semble illusoire. « Écarter
le corps du sujet pour affirmer ensuite la libération du premier
est une figure de style d'un imaginaire dualiste. » (p. 141).
Ce corps jeune, sain, élancé, hygiénique, qui traduit
le mieux selon l'auteur l'idée de libération des corps,
contraste avec la réalité corporelle. L'idée montre
à quel point le vieillissement est conçu comme intolérable.
Le corps défait, stigmatisé, de la personne âgée
constitue la marque d'une société qui « ne
sait plus symboliser le fait de vieillir et de mourir. »
(p. 146) ; une société où chacun engage
un combat de tous les instants contre les traces du vieillissement,
en craignant secrètement sa propre « grabatisation ».
Dans ce contexte, occidental de refus généralisée
de la vieillesse, les personnes âgées finissent par éprouver
le sentiment d'une dépréciation personnelle. Dans ce jeu
de miroirs, le regard de l'autre est déterminant. C'est précisément
à cet endroit, note D. Le Breton, que naît le sentiment
de vieillir.
Le corps devient le lieu de la quête de soi, du bien être,
des exigences, de la performance. Notre époque fait des corps
triomphants, ceux de Rambo et d'Arnold Schwartzenagger. Notre imaginaire
fait du corps l'environnement de la volonté. « Lieu
de la chute, celui-ci devient une sorte de planche de salut. »
(p. 161), un lieu pour la volonté, un environnement à
découvrir et à entretenir, « un monde portatif
dont il convient d'entretenir la séduction » (p. 163),
un alter ego dont chaque transformation est annonciatrice d'une transformation
générale de la vie individuelle. En fin de compte, le
corps est resté une machine, cette machine encombrante que les
prothèses techniques (automobiles, télévision,
ascenseurs, etc) n'ont pas réussi à faire disparaître
et dont les rythmes s'accordent parfois mal avec ceux de la modernité.
La maladie, telle qu'elle est représentée du moins, trouve
ainsi les raisons de son développement dans des manières
de vivre, dans la trame des mauvaises habitudes, encourageant chacun
à en prendre de meilleures : par l'activité physique substituant
à la « fatigue nerveuse » des catégories
sociales qui en sont les victimes, la « fatigue saine »
propre à ce type d'exercice musculaire, ou par la recherche d'un
secret, d'une gnose cachée aux tréfonds de la chair. La
transformation de la personne doit passer par celle de son corps. « Changer
son corps pour changer sa vie » (p. 165) ; tel semble être
le leitmotiv qui accompagne les pratiques et les imaginaires
entourant le corps dès le début des années 70 ;
changer le corps pour changer le monde. En même temps qu'il devient
un objet en trop, le corps devient le centre de tous les soucis. Le
narcissisme devient une des valeurs phares du mythe moderne du corps,
un narcissisme qui se conçoit comme la traduction des efforts
constants (la mise en valeur de soi, l'individualisation, voire même
l'individuation si l'on suit l'idée du corps comme facteur d'individuation
que Durkheim évoque dans les Formes élémentaires
de la vie religieuse) exercés sur le corps par l'individu
en même temps qu'ils sont encouragés par le collectif.
Le corps est « métaphore » (p. 174) mais
aussi un sujet qui doit « se façonner comme s'il était
un autre » (p. 179). Un autre séparé de son
corps, « un fantôme régnant sur un archipel
d'organes » (p. 187), c'est précisément ce
que l'humain représente pour la médecine moderne ; vision
instrumentale qui autorise et oriente ses pratiques en même temps
qu'elle distingue le malade de sa maladie, en oubliant donc que « le
malade n'est pas seulement un corps à réparer »
(p. 190). Cette conception s'oppose à d'autres ; médecines
holistes, dîtes douces ou parallèles, « des
médecines de la personne » (p. 199) mobilisant une
efficacité symbolique qui fait défaut à la médecine
moderne. Né dans les théâtres anatomiques, le corps
devient un théâtre biologique. Son intérieur se
révèle d'abord grâce à la lame du scalpel
; il devient progressivement le centre d'enjeux technologiques liés
à l'imagerie médicale. Mais l'enjeu est également
symbolique ; l'imagerie médicale ré-affirme la dualité
permettant au médecin de mieux traiter la maladie, elle renouvelle
et répète la déshumanisation de la maladie, et
oppose à l'ancien imaginaire du dedans, un « imaginaire
de la transparence » (p. 210) au service du diagnostic et
de la recherche, au service de l'action rationnelle, sous la forme d'une
voie privilégiée d'accès au réel qui préfigurerait
la fin, selon F. Dagognet, d'une médecine relationnelle.
Deux aspects apparemment contradictoires permettent de rendre compte
de la séparation entre l'humain et son corps. Le corps est d'abord
« la part maudite de la condition humaine » (p.
229) que la science moderne entend remodeler afin de libérer
l'être humain de son enracinement dans le corps. Il est, ensuite,
l'objet même de son salut. Le corps est, à travers son
façonnement, l'objet d'une recherche constante, pour l'individu,
de satisfaire aux canons qui traversent la société dans
laquelle il se tient. Sorte de version moderne du dualisme ; l'homme
est désormais opposé à son corps à l'endroit
où ce dernier était jadis opposé à l'âme.
Dans ce contexte, le corps perd sa valeur morale en même temps
qu'il gagne une valeur marchande. Morcelé en une collection d'organes
et de substances échangeables, « le corps humain devient
un objet disponible, un gisement que seuls la rareté et les enjeux
médicaux distinguent des autres objets » (p. 233).
En imposant son rythme à ceux de l'humain, la médecine
moderne voudrait se substituer à la fatalité de la mort.
Le médecin fait aujourd'hui plus que de simplement constater
ce caractère inévitable de la vie ; il en régit
les conditions, en contrôle la durée et, enfin, c'est à
lui qu'il revient d'en déterminer l'heure. Dans les conditions
de la réanimation, « le malade (...) est un reste. »
(p. 238), une nouvelle espèce entre l'animal et l'homme placée
sous le contrôle médical. Tout deviendrait dès lors
possible : grossesses hors des femmes qui permettraient à des
hommes de porter un enfant, procréation sans sexualité
qui viendrait séparer la sexualité du désir d'être
parents et de l'enfant lui-même, location d'un utérus occasionnel
mettant en jeu le rapport entre la mère porteuse et l'enfant
qu'elle porte, clonage où l'individu devient une prothèse
de lui-même, déconditionnement supposé permettre
un reconditionnement du comportement d'un individu afin qu'il soit en
phase avec le système de normes auquel il doit se tenir. Comme
le note D. Le Breton à la suite de G. Canguilhem, « tout
possible est-il souhaitable, tout souhaitable est-t-il permis ? Permis
pour qui et pour quoi ? » (p. 243). « Merveilleuse
machine » que le corps ; nous exerçons sur lui un
contrôle de tous les instants avec l'illusion d'être les
maîtres de nos vies tandis que la génétique tend
à vouloir se substituer à notre destin. Et encore, certains
d'entre nous, les plus séduits par la cyberculture, tendent à
vouloir se débarrasser une fois pour toute des limites imposées
par la chair. Objet de toutes les haines dans la culture virtuelle,
le corps chercherait ainsi à se dissoudre dans le plérôme
électronique du cyberespace.
L'ouvrage de David Le Breton ouvre un large champ qui montre à
la fois la complexité et la variété des sujets
que la question du corps permet de traiter. Cette quatrième édition
témoigne peut-être du souci permanent de notre société
pour les choses du corps que l'auteur s'applique à présenter
au fil des pages. Le corps est bien, comme le souligne l'auteur à
la toute fin de l'ouvrage, au coeur d'un enjeu politique considérable
puisqu'il révèle le statut de l'individu dans nos sociétés.
Mais n'a-t-il jamais été autre chose ? Corps « exposés »
des enfants [1], corps magnifiés
des déesses sacrificielles et des guerriers de la cité
aztèque [2], corps royaux [3],
abîmés [4], corps d'athlètes,
corps transfiguré, enviés, craints ; le simple balayage
des endroits et des moments où le corps fait l'objet du plus
social et du plus politique des soucis ne semble pas suffisant à
montrer combien il semble présent dans l'esprit de ses contemporains.
De même, le corps performant trouve-t-il un espace privilégié
dans nos société occidentales ? Il semble à première
vue que la « performance », tout au moins le caractère
performant du corps dans une situation qui nécessite, pour la
personne, d'opérer une action efficace corrélative au
but que celle-ci se donne, puisse se retrouver à la fois en dehors
de la modernité et de l'espace occidental. Les corps dans la
palestre ou dans le gymnase, celui du danseur, de l'artiste, du chaman,
de l'homme dieu ou de l'ascète [5],
invitent à penser que la « performance »
n'est pas la forme exclusive d'une seule représentation de l'action,
moderne et occidentale, du corps. L'ouvrage de D. Le Breton offre un
point de vue tout à fait intéressant sur la constitution
et sur les pratiques de la médecine occidentale moderne. Le corps
machine, notion qui, dans le prolongement de Descartes, conduit le médecin
à penser la maladie comme séparée du malade, invite
à une réflexion générale sur la prise en
charge de la souffrance. Mais les effets de cette rupture entre l'humain
et son corps ne s'arrêtent pas à ce domaine particulier.
Aussi, les voies qu'ouvre l'auteur d'Anthropologie du corps et modernité
sur cette question sont nombreuses. Sectes, clubs de sport, instituts
de beauté, salons de massage, agences publicitaires deviennent
désormais des lieux « anthropologisables ».
Tandis que des notions comme le transgenre, le transsexualisme, la transformation
du corps ou la cyberculture peuvent désormais entrer dans l'espace
de la réflexion anthropologique.
NOTES
[1]
Nicole Belmont, « L'enfant exposé », Anthropologie
et société, Vol.4, N°2,1980, pp. 1-17
[2]
Christiant Duverger, La fleur létale, économie du sacrifice
aztèque, Paris, Seuil, Recherches anthropologiques, 1979
[3]
Ernst Kantorowitcz, « Les deux corps du roi, essai sur la
théologie politique au Moyen-Âge », Oeuvres,
Paris, Gallimard, Quarto, 2000, pp. 643-1222, première édition,
Ernst Kantorowicz, The King's two Bodies, A Study in Medieval Political
Theology, Princeton, Princeton University Press, 1957
[4]
Henri-Jacques Stiker, Les fables peintes du corps abîmé,
Les images de l'infirmité du XVIe au XXe siècle, Paris,
Cerf, 2006
[5]
Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les grecs, études
de psychologie historique, Paris, La Découverte, 1996, première
édition, Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez
les grecs, études de psychologie historique, Paris, Librairie
François Maspero, 1965
Joffrey
Becker