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De la difficulté
de définir la mort
Nous savons tous que la mort est LA fatalité humaine, et de toute
existence, par excellence. Pourtant, peu de personnes ont conscience
de leur propre mort. Et si nous demandions aux individus de la définir,
combien en seraient capables ?
La
mort : cette réalité si proche et si lointaine. Selon
leurs croyances, certains la qualifieraient de passage vers un au-delà,
d’autres de dissolution de la conscience, tandis qu’une troisième
catégorie parlerait de la fin de vie par le biais de métaphores,
généralement en rapport avec le sommeil.
Comment
peut-on expliquer un tel panel de définitions dans nos sociétés
occidentales ?
C’est
dans notre rapport à la mort que nous pouvons tenter de trouver
à la solution. Dans son Essais sur l’histoire de la mort
en occident du moyen-âge à nos jours, Ph. Ariès
traduit l’évolution qu’a connue notre société
face au phénomène de la
mort. Ainsi, le XIX° et le XX° siècle ont été
les témoins d’un ensauvagement de la mort, d’un rejet
de l’idée même de cette issue. Ce qui a conduit indubitablement
à faire de la mort un tabou, un sujet interdit, ou réservé
à une certaine catégorie de personnes.
Dans
l’inconscient, qu’il soit collectif ou individuel, parler
de la mort provoque ainsi deux réactions, l’une étant
d’ordre psychologique, l’autre tenant au problème inhérent
au langage.
Concernant
la première, nous sentons que le contact avec la mort nous contraint
à regarder en face le fait inéluctable que nous mourrons
nous-mêmes un jour ; cette perspective nous devient soudain plus
proche, plus réelle, plus pensable… Mais avonsnous pour
autant davantage conscience de notre propre mort ? Cela n’est pas
certain.
Beaucoup
de personnes s’imaginent, ou peuvent imaginer, le fait de mourir,
mais à long terme. Ainsi conçoivent-elles le vieillissement
ou encore le fait de se retrouver dans une chambre d’hôpital,
vivant leurs derniers instants. Mais tout ceci reste vague, lointain.
S’imaginer mourir demain ? S’imaginer le monde continuant
sans nous ? Il en est hors de question ! C’est en ce sens que la
conscience de sa propre mort est difficile à avoir, presque impossible…
De
même, parler de la mort peut-être considéré
comme une manière, même détournée, de s’en
rapprocher. Bien des gens ont le sentiment que le simple fait d’évoquer
la mort a pour effet de la rendre mentalement présente, si proche
qu’il
devient impossible d’éluder le caractère inévitable
de notre propre décès.
Cause
ou conséquence ? la seconde réaction tient au langage.
Ainsi, les mots ont trait pour la plupart à des choses dont nous
possédons l’expérience sensible. La mort, par contre,
échappe à l’expérience de la grande majorité
d’entre nous, parce que,
d’une façon générale, nous ne sommes jamais
passé par là.
Ainsi,
parler de la mort est devenu problématique.
Avant
d’aller plus en avant dans ce travail sur la religion des morts,
il nous faut cependant tenter d’approcher une définition
de la mort, afin de préciser les angoisses, les craintes ou les
espoirs inhérents à ce phénomène.
La
culture judéo-chrétienne étant la marque de nos
sociétés, il convient de se pencher sur la Bible et les
écrits des anciens Israélites. Comment qualifiaient-ils
la mort ?
Pour
les Anciens, la mort était comparée au sommeil. Ainsi
pouvons-nous découvrir
l’utilisation de verbes comme « se détendre »,
« se coucher » ou « s’endormir ». La mort
était donc qualifiée, définie selon l’apparence
qu’elle donnait aux individus, c’est-à-dire celle du
sommeil. Nous pouvons aussi rencontrer des verbes comme « s’égarer
» ou « disparaître ». Le principal intérêt
de ces verbes est de mettre en avant l’idée d’un ailleurs,
d’un déplacement. L’ Homme s’égare, disparaît
du monde des vivants pour entrer dans le monde des morts… Il existe
enfin une troisième catégorie de verbe. Elle pourrait
se traduire par « se coucher parmi ses pères ». Elle
est d’autant plus intéressante qu’elle manifeste deux
notions qui sont l’attitude aristocratique face à la mort
( nous allons vers la mort et n’avons pas peur d’elle) et
la filiation (cette idée que nous retrouvons ceux qui nous ont
précédés).
Nous
retrouvons aujourd’hui une telle qualification, une telle image
de la mort ; « il repose en paix », « il est parti
». « La Faucheuse » rappelle l’idée de
tomber. Tout est fait pour que l’aspect concernant l’anéantissement
physique ne soit pas trop
présent. Nous dormons dans la mort… « Partir »,
le corps est encore capable de mouvement, il se dirige donc vers la
mort. Tout un imaginaire de mort-vivant est développé
afin d’atténuer la perte de l’être cher, perte
douloureuse du fait du corps absent.
Ainsi,
nous constatons que la mort ne se définit que par les manifestations
physiques, ou plutôt les non-manifestations physiques.
Vladimir
Jankélévitch, dans son ouvrage intitulé La mort,
a démontré la difficulté ontologique de définir
celle-ci.
La
première barrière tient au problème de la non-simultanéité.
Nous ne vivons jamais notre propre mort. Nous ne pouvons donc ni la
connaître ni la penser car elle n’est rien (en tant que manifestation
physique, dans le sens où la mort n’est pas un
lieu). Faute de penser la mort, il ne reste, semble-t-il, que deux solutions
: ou bien penser sur la mort, autour de la mort, à propos de
la mort ; ou bien penser à autre chose qu’à la mort,
et par exemple à la vie. La mort n’est pas un objet de penser.
On ne peut l’approcher que par rapport aux objets mortels (tout
comme l’œil ne voit pas la lumière mais seulement la
réflexion de celle-ci sur les objets).
Alors
la mort ne serait rien ? Ce dont nous sommes sûrs, c’est
que la mort est une Loi qui ne souffre d’aucune exception. Et pourtant,
nous n’y sommes toujours pas habitués…
Si
nous ne pouvons définir la mort, le rien, l’Homme a toutefois
recherché à décrire les manifestations de la mort,
c’est-à-dire qu’il a recherché à quoi
nous pouvions reconnaître la mort d’une personne, à
partir de quel moment elle peut être considérée
comme morte.
Classiquement,
on s’en est tenu à deux signes cliniques :l’arrêt
de la respiration et celui du cœur révélé
par auscultation ; il arrivait parfois que l’on sectionne l’artère
pédieuse pour s’assurer de la non circulation du sang. Ces
différents critères sont aujourd’hui remis en cause.
De fait, on a pu ramener à la vie des personnes présentant
les deux signes précédemment évoqués.
C’est
pourquoi, en mai 1966, l’Académie de médecine insiste
sur un nouveau critère : l’électroencéphalogramme
plat sans réactivité décelable pendant 24-48 heures.
Mais qu’en est-il du maintien artificiel de la vie ? Comment peut-on
considérer l’individu qui est dans un tel état ?
La médecine considère qu’il est mort…mais pour
le commun ? Ce maintien en vie est artificiel, apparent. Il nous apparaît
vivant…N’est-ce pas le plus important ? Il n’est par
réellement mort puisqu’il respire et que son cœur bat…
Dans
certaines sociétés, c’est la perte du souvenir du
disparu qui provoque sa véritable mort…
Il
existe donc la mort physique qui se manifeste par l’arrêt
total et prolongé de tous les organes vitaux, et la mort sociale
qui nous appartient encore moins que la première car décidée
par la société.
Mais
la mort n’est-elle pas ce qu’on décide qu’elle
soit ?
Eric
Magin