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Becker / Albert de Surgy - Nature et fonction des fétiches
ALBERT
DE SURGY
NATURE ET FONCTION DES FETICHES EN AFRIQUE NOIRE
LE CAS DU SUD-TOGO
1994, PARIS, L'HARMATTAN, COLLECTION ANTHROPOLOGIE - CONNAISSANCE DES
HOMMES
DIRIGÉE PAR J.P WARNIER
Albert de Surgy a été introduit en Afrique par Jean Rouch
et Germaine Dieterlen. Il y poursuit d'abord des études portant
sur le domaine socio-économique dans une société
de pêcheurs du Golfe de Guinée. C'est en Côte d'Ivoire
que son attention est retenue par les pratiques magiques et religieuses
des Evhé. Il se voue, dès lors, à l'étude
des croyances justifiant ces pratiques et tente d'en saisir le sens
en s'attachant dans un premier temps, à travailler sur la divination
par Afa. Il poursuivra son travail chez les Evhé après
avoir passé quelques années au Nord du Togo (chez les
Mwaba-Gurma). Il s'intéressera cette fois, à la religion
de ce groupe au travers de la pratique des "fétiches".
C'est là l'objet de cet ouvrage qu'on pourrait rapprocher d'une
anthropologie du symbolique sans toutefois trop l'y inscrire.
Les fétiches, dit-il, se rencontrent à tous les niveaux
de nombreuses religions d'Afrique noire. Ce sont bien des objets incontournables
qu'on a, malgré tout, cherché à discréditer,
à dévaloriser en leur attribuant des significations méprisantes
ou en les jugeant indignes de toute considération scientifique.
Le fétiche, dans notre monde occidental, effraie autant qu'il
déchaîne les passions. C'est bien le vieux monde qui fut,
au XVe siècle, à l'origine de ce terme. Féitissos,
en portugais, ramène à des idées d'artificialité,
de maîtrise du sort ou encore de maléfice. Ce terme, dit
l'auteur page 7, "fut par la suite employé à tort
et à travers pour désigner autant de pratiques et d'aberration
attribuées aux Noirs" puis, par extension, à "l'homme
primitif" (tout homme ayant un défaut d'instruction, victime
d'une catastrophe sociale ou d'un trouble psychique). Ainsi, les fétiches
sont dans un premier temps liés à des activités
"magico-sacrificielles" qui permettraient aux féticheurs
de se rapprocher du Démon. Ce genre de pratique est tout de même
traitée, temporairement, avec l'indulgence et la neutralité
bienveillante des humanistes du XVIIIe siècle. Mais, à
partir du XIXe siècle, la pensée évolutionniste
et le positivisme "tout puissant" vont attribuer aux fétiches
une interprétation animiste qui placera le "fétichisme"
au pied de l'échelle d'évolution des religions. Ainsi
trouvé par Freud, "à même le sol", le
fétiche va devenir un objet de pulsion et d'adoration, nécessaireà
la satisfaction du désir, d'une sorte de folie. L'auteur note,
page 9, une définition des fétiches donnée encore
récemment par le petit Littré et qui semble non seulement
révélatrice du caractère péjoratif attribué
aux fétiches mais aussi des visions ethnocentrées issues
d'un passé encore trop proche. "Fétiche : Objet naturel,
animal divinisé, bois, pierre, idole grossière qu'adorent
les nègres". L'ethnologie, pour rompre avec ce genre de
croyance, ce genre d'affirmation de la supériorité d'une
civilisation jugée comme étant l'aboutissement de l'évolution,
préféra s'abstenir d'user d'un tel terme. Le fétiche
fut ainsi nié, et furent niées avec lui tout autant de
pratiques rituelles et d'institutions d'une importance considérable
pour la compréhension des systèmes religieux en Afrique
sub-saharienne. Tel est donc l'objet et l'objectif de cet ouvrage que
d'étudier les fétiches et de les rapatrier, enfin, dans
le champ d'une science qui les avait jusque là dénigré
et même oublié. "Le moment, dit A. de Surgy page 11,
est venu de remettre en usage (...) le terme de fétiche, mais
à condition de le redéfinir sur la base d'informations
ethnographiques précises, indépendamment des significations
assez fantaisistes dont il a eu le malheur d'être affublé."
Pour ce faire, A. de Surgy utilise une méthode qui repose principalement
sur l'observation et sur l'entretien. Il recueille ses informations
avec l'aide de deux collaborateurs, DAGODZO Kosi Fiakponou et AHIAKO
Elom Fiatoe, auprès de 47 informateurs rendus à l'anonymat
et dispersés dans cinq régions du sud-Togo, Tsévié,
Lomé, Vogan, Kévé et Palimé. Il semble que
l'auteur soit resté plusieurs années dans cette région,
puisque les informations recueillies font état de fétiches
ayant eu cours entre 1986 et 1991. A. de Surgy précise bien le
caractère non exhaustif d'une telle étude. Pour lui, rechercher
à entreprendre une étude "totale" d'un tel phénomène
serait une mission impossible à mener à terme. Aussi propose-t-il
d'analyser ses données à partir d'un échantillon
"représentatif" des fétiches et des pratiques
dans cette région de l'Afrique (page 143). L'échantillon
a été composé selon les conditions et les opportunités
de l'enquête, témoignant peut être des difficultés
d'un tel travail de terrain, difficultés qui pourraient enlever
un peu de représentativité à l'échantillon
mais qui semblent ne rien enlever à la qualité de ce travail
Dans son ouvrage, l'auteur va développer son propos en deux grandes
parties. La première tente de dégager les généralités
inhérentes aux fétiches et à leur pratique. La
deuxième, plus descriptive, va présenter les fétiches
qui ont servi de base de réflexion à la première
partie. Intéressons-nous de plus près à cette première
partie (pages 15 à 140). Dans une première sous- partie
appelée "objets à prendre en considération",
l'auteur propose de commencer une définition générale
des fétiches et des relations entretenues par les féticheurs
envers eux. Il montre que ces objets ne sont pas destinés à
rendre honneur à Dieu en s'effaçant donc devant lui, mais
qu'ils consistent en la maîtrise de force subtiles et surnaturelles.
De tels objets présentent quatre caractéristiques distinctes.
1/ Ils sont, tout d'abord, utilisés pour engendrer des catégories
de phénomènes qui échappent à l'ordinaire.
2/ Ils sont donc pour les humains, des moyens d'action qui se distinguent
des moyens habituels mobilisés pour agir directement sur des
phénomènes ordinaires. En ce sens, ils forment des instruments
d'action spécifiques qui permettent d'introduire des causes nouvelles
au delà du monde humain afin de provoquer, en retour, des effets
dans ce même monde. 3/ Ils doivent donc permettre d'obtenir des
résultats qui soient en accord avec la volonté de leurs
utilisateurs. 4/ Ils sont enfin, à la base d'une sorte de système
d'échange où Dieu renonce à une partie de son pouvoir
au profit d'humains renonçant à en abuser pour contrôler
le monde. Ces humains le délèguent ainsi, à d'autres
humains qui leur sont inférieur soit par leur manque de connaissances,
soit dans la qualité de leur relation avec Dieu. Ceux qui suivent
ces principes seraient assurés, dit l'auteur, de justes récompenses
et d'honneurs ancestraux ou divins.
Ces objets, bien qu'ils constituent une part importante du champ du
religieux, n'en occupent pas la totalité. Nombreux sont les objets
qui ne sont pas des fétiches et qui, pourtant, viennent s'articuler
avec eux dans leur usage (c'est notamment le cas des autels, des reliques
ou encore de certaines statuettes). On peut diviser les fétiches
Evhé en deux grandes classes : les Vodu et les Bo. Les vodu seraient
des objets de culte permettant à leur possesseur d'améliorer
et d'harmoniser ses rapports avec son environnement matériel,
social et spirituel. Ils désigneraient des sortes de trouées
vers l'au-delà, vers des esprits de la nature, vers l'âme
tourmentée d'un mauvais mort, ou encore vers celle d'un ancêtre.
Pour l'auteur, page 20, "le terme vodu convient donc avant tout
aux objets de culte possédant par eux-mêmes de l'efficacité,
renvoyant à des principes universels d'existence et d'organisation
du monde, et permettant aux vivants d'obtenir, à leur propre
initiative et dans leur propre intérêt, des bienfaits qui
ne leur sont ni filtré ni mesurés par aucun représentant
de leur tradition."Si un vodu est un objet qui implique pour son
acquéreur d'en être le serviteur ou le responsable appelé
hunö ou vodunö (le suffixe nö signifie mère au
sens de celle qui prend soin de), le bo est un objet dont on devient
propriétaire, un botö (le suffixe tö désigne
le père au sens de maître, patron). Les bo sont généralement
utilisés pour apporter à leur propriétaire des
résultats immédiats dans des domaines très précis
; pour repousser les mauvais esprits, obtenir les faveurs d'une femme
ou pour humilier un adversaire. Contrairement aux vodu, les bo sont
transportables et donc de taille réduite. Ils sont toutefois
fabriqués selon le même principe que les vodu. Si les vodu
et la responsabilité qui les accompagne, se transmettent à
la mort de leur acquéreurs, les bo, eux ne peuvent se transmettre
qu'entre vivants. Dans le premier cas, la puissance du vodu perdure
après le décès d'un hunö. Dans le second,
le botö va transmettre son pouvoir au nouveau botö, en général
un disciple, un client ou un proche. Bo et vodu entretiennent parfois
une affinité qui joue dans leur relation. Ils se confondent dans
ce que A. de Surgy appelle les bo-vodu ; sortes d'objets hybrides qui
permettent de coordonner ces deux différents moyens d'agir. On
peut, d'après l'auteur, faire également entrer dans la
catégorie des fétiches les atikè-vodu, vodu dont
la seule vocation est thérapeutique.
Pour A. de Surgy, dans sa volonté de déconstruire la notion
de fétiche, il importe de montrer ce qu'ils ne sont pas ; c'est
là l'objet d'une deuxième sous-partie où l'auteur
se plaît à montrer les grandes catégories d'idée
entourant jusque là une telle notion. Il s'agit bien pour lui,
page 31, d'une urgence que de purifier les fétiches "de
toutes les projections dont on les a recouverts pour justifier de vaines
tentatives de s'en débarrasser". Selon lui, on peut avoir
à faire à trois catégories d'idées fausses.
La première d'entre elles ne voit dans les fétiche, que
de simples objets, soit rassurant ou survalorisés et fixateurs
d'affects, soit adorés pour eux même. La deuxième
catégorie les présente comme des objets qui renvoient
à d'autres choses qu'à eux même, à notre
monde extérieur, intérieur, au domaine des relations entre
les hommes ou à l'au-delà. Enfin, une troisième
catégorie traite les fétiches dans une opposition entre
magie et religion. Selon cette manière de penser, une seule attitude
conviendrait face à ces objets de magie ; le mépris. Les
fétiches ne sont donc ni des mascottes, ni de objets chéris
aliénants, ni des objets adorés pour eux-mêmes,
ni des révélateurs d'objets de pulsion, ni des substituts
du phallus de la mère, ni des matérialisation de forces
psychiques ou sociales, ni de simples objets figurant des réalités
immatérielles ; ils sont encore moins des réceptacles
d'esprits indépendant, des adversaires des dieux, des objets
de sorcellerie ou de culte plus artificiels que d'autres. Ils ne sont
pas les seuls moyens de faire agir des puissances surnaturelles et surtout
pas des reliques de religions archaïques ou dégénérées.
L'auteur insiste néanmoins sur l'aspect objectif des fétiches.
C'est là l'objet d'une troisième sous-partie. Les fétiches
sont toujours caractérisés par des formes et des contenus
matériels spécifiques. Pour autant, ils ne sont pas, on
l'a vu, que pure forme. Leur contenu est l'essentiel de leur efficacité
et aussi de leur mystère. "De tels ingrédients, dit
A. de Surgy, sont des restes d'événements, d'objets ou
de corps vivants"qui sont choisis pour leur capacité à
évoquer certaines énergies de réalisation et à
provoquer les effets attendus par leurs utilisateurs. Ce sont par exemple,
des dents de mauvais mort ou encore des plantes parasites. Le choix
de tels ingrédients traduit autant de volontés, d'intérêts
et d'usages qu'il y a de symboles et de représentations dans
telle ou telle catégorie d'objets. Ainsi, une assiette brisée
va être utilisée dans le but de briser et de réduire
en miette, des noeuds vont servir à enrayer une action néfaste.
"De manière générale, dit l'auteur, toute
plante à laquelle est reconnue une vertu quelconque, médicinale
en particulier, une volonté de s'assimiler une vertu semblable,
d'en profiter ou d'en faire profiter"(page 55). En ce sens, les
composants d'un fétiche sont animés par un souffle (gbögbö).
Il se crée alors un lien de sympathie dont la nature est d'unir
le praticien à un registre de puissances supérieures et
étrangères au monde matériel. "Ce qui est
fondamental dans un fétiche est bien le "souffle" qu'il
possède, et ce "souffle" nous est présenté
comme inhérent aux matériaux nécessaires à
sa fabrication"(page 60). Ainsi, les fétiches ont un aspect
objectif qui prend deux formes. Ils sont d'une part des objet tangibles,
concrets. Ils sont également des objets de représentation,
de signification, qui renvoient à une cosmologie très
élaborée où le souffle vital constitue un lien
fondamental entre le monde des formes et le monde objectif, entre le
monde prénatal et le monde de la vie sur terre.
Il n'est, dès lors, pas étonnant que les fétiches
soient composés dans des temps particuliers et selon des rites
complexes que l'auteur décrit plus précisément
dans la deuxième partie de l'ouvrage. Il en aborde tout de même
les grands traits dans la quatrième sous-partie. Les fétiches
forment un lien, on l'a vu, entre le monde des hommes et d'autres mondes
où des forces "abstraites" peuvent être mobilisées
par induction de causes afin de provoquer des effets bénéfiques
pour leurs propriétaires. Ils sont donc un outil qui lient les
hommes (les femmes, selon l'auteur, verseraient plutôt dans une
sorte de "sorcellerie spontanée") à une énergie
spirituelle rendue accessible par l'objet (des énergies laissée
par des âmes en cours de divinisation, ou encore des corps spirituels
individuels ou collectifs). Cette liaison de l'objet à d'autres
monde suppose une liaison du sujet envers l'objet fétiche. A
la différence du propriétaire d'une amulette qui peut
rester passif, le féticheur, lui, ne peut demeurer passif vis-à-vis
de l'objet qu'il s'est fabriqué. Il est obligé de "travailler"
avec lui, de lui accorder des égards et de l'entretenir, sans
pour autant en devenir dépendant. Ce sont, dit l'auteur, des
"objets de préoccupation" envers lesquelles chaque
acquéreur est lié (page80). Ce lien envers l'objet est
lui-même ritualisé ; il doit être activé par
des pratiques sacrificielles instituant l'osmose, par le sang versé,
entre le sujet et l'objet sacré.
De la cinquième sous-partie, où sont mis en rapport les
fétiches et les divinités ancestrales, nous ne retiendrons,
ici, que deux choses. Si d'une part, le fétichisme sert de référence
commune assurant à un groupe social une unité profonde,
il constitue surtout un moyen d'assurer la continuité de l'évolution
de la tradition en permettant à chacun de s'affirmer comme un
être original. En cela, la pratique des fétiches ne se
pose pas en une démarche totalement aliénante pour l'individu
mais, au contraire, contribue à le distinguer et à terme,
à le libérer de l'emprise de forces spirituelles (page
95). D'autre part, si la puissance d'un fétiche repose essentiellement
sur les éléments qui le compose , il peut être,
pour le féticheur, difficile de connaître le processus
de fabrication qui répondra le mieux à ses attentes. En
général, ce processus lui est inspiré par des messages
délivrés par l'intermédiaire du rêve et,
plus précisément, par celui de petites créature
communément appelées aziza. Parfois, l'activité
d'un féticheur dépend de dispositions héréditaire,
en cela qu'elle peut être encouragée depuis l'au-delà
par un ancêtre tutélaire.
Laissée de côté jusqu'à cette sixième
sous-partie, les paroles sont, dit l'auteur, le constituant le plus
important des fétiches. Elles sont indispensables à leur
bon fonctionnement, car elles permettent symboliquement à l'adepte,
de se mettre en rapport avec des essences qui commandent la mise en
forme et la mobilisation des forces spirituelles. Pour cela, le praticien
doit avoir été investi du droit de les prononcer et ce,
afin qu'elles soient pleinement efficaces. "Quelle que soit donc
la catégorie, un fétiche nous livre accès, par
delà toute forme figurative de quelque chose d'explicitable par
un discours, à l'un des aspects de Dieu lui-même. En aucun
cas il ne s'agit d'un "dieu-objet" mais d'un objet désobjectivé,
tout autant constitué de paroles que de matériaux, donnant
prise sur une puissance subsistant indépendamment de ses utilisateurs
et dont il a fallu qu'ils reçoivent révélation,
non seulement de l'existence, mais encore de la façon d'en fabriquer
le symbole"(page114).
L'auteur conclut cette partie générale en proposant une
réflexion sur le principe suprême perçu par le sujet
au travers de l'objet. Pour A. de Surgy, le fétichisme revoit
invariablement à l'unité divine, à la force créatrice
universelle qui surpasse à la fois le fétiche et l'individu
qui lui donne sens. Chez les Evhé, c'est bien Dieu qui met à
la disposition des hommes tout un ensemble de forces et de puissances
que ces derniers sont libres d'utiliser, parfois même à
des fins répréhensibles qui entraînent les individus
malveillants à une déchéance certaine. Cependant,
c'est bien les hommes et d'autres entités qui fabriquent ou inspirent
la fabrication des objets. "Sous le matériau ou l'instrument
choisi pour réaliser une volonté particulière d'exister,
se dissimule toujours, de quelque manière, l'impulsateur de cette
volonté. Dieu est moins la face qu'il nous présente dans
l'objet que ce qui nous porte à entrer en relation active avec
cet objet et préside à sa constitution puis à sa
fixation en face de nous sur un substrat. Bien qu'il soit cause première
de tout ce qui est perçu, c'est nous qui, conjointement avec
d'autres esprits, avons été producteurs de l'objet ou
en sommes du moins les interprètes"(page 134). Ainsi, souligne
l'auteur, un féticheur puissant se passe volontiers d'une multitude
de fétiches. C'est la terre entière qui lui est devenue
fétiche, marquant pour lui le passage de l'ignorance à
une plénitude essentielle, "de l'obscurité à
la conscience, au blanc éclatant de son illumination"(page
139). Le fétichisme permet donc au pratiquant bienveillant, de
mettre le doigt dans un engrenage qui le fait passer de la recherche
de satisfaction de besoins matériels, au seuil de la divinité
; dans une sorte de "psychanalyse plus poussée que la freudienne",
dans un processus dynamique qui finirait par le submerger et le conduire
à la sagesse.
Devant
l'ampleur d'un tel travail, il est difficile de formuler une critique
négative. L'ouvrage répond à son ambition de départ.
Le monde des fétiches s'ouvre à nouveau sur la connaissance
scientifique, mais cette fois sur le mode de l'enquête ethnographique
neutre et débarrassée d'a priori. Les descriptions qui
viennent compléter le propos général, traduisent
bien l'ensemble des rituels qui ont cours chez les Evhé concernant
les fétiches présentés par l'auteur. Elles viennent
également illustrer les rapports existant entre les féticheurs
et leurs objets. Ces descriptions semblent traduire la complexité
du fétichisme tant celui-ci ne se fige pas à un registre
"étroit" de pratiques, mais au contraire à un
ensemble étendu de représentations du monde.
On
peut éventuellement, au fil de la lecture, trouver des points
communs avec d'autres auteurs et d'autres théories, bien que
ces dernières n'aient pas de rapport affirmé avec le fétichisme.
Evans-Pritchard (sorcellerie, oracles et magie chez les Azande), parle
de "l'âme des médecines" utilisées dans
de nombreux rites Zande. Si ce dernier ne fait qu'évoquer un
principe qui pour lui est dénué d'intérêt,
A. de Surgy insiste bien sur une notion qui parait équivalente
; il s'agit du "souffle" des ingrédients qui composent
les fétiches. Les plantes, et le "souffle" qui les
anime, permettent au féticheur de se doter de protection rapprochées.
Loin de ramener la religion Zande à une sorte de fétichisme
(qui de toute manière n'est pas une religion mais qui s'y inscrit),
il me semble tout de même intéressant de voir un usage
et une représentation visiblement communs des plantes et de ce
qui les rend efficace. Par ailleurs, la réflexion d'A. de Surgy
ou plutôt le rapprochement qu'il fait entre fétichisme
et psychanalyse peut faire penser à un ouvrage de Tobie Nathan
(l'influence qui guérit), dans le sens où la pratique
des fétiches comme la pratique de la psychanalyse sont des procédés
qui impliquent à la fois un coût et une transformation
du pratiquant. Si d'un côté, T. Nathan rapproche l'interprétation
d'un test de Rorschach à celle du marc de café, A. de
Surgy montre l'importance du lien de solidarité qui s'installe
entre un fétiche et son féticheur. "L'élaboration
puis la mise en fonction d'un lien de solidarité avec ce curieux
partenaire vital exigent de la part du sujet des efforts qui ont le
mérite de garantir la profondeur de sa détermination à
l'adopter. Ils représentent l'indispensable contribution de l'être
humain à l'obtention de bénéfices ne pouvant lui
parvenir que de l'extérieur de lui-même comme de la portion
d'univers dont il contrôle l'évolution, à l'issue
de démarches conséquentes devant lui coûter quelque
chose"(page 84).
La
principale critique négative que j'adresse tout de même
à cet ouvrage ne revient pas directement à l'auteur, mais
à sa maison d'édition. Je n'ai toujours pas trouvé
de bibliographie. Et pourtant, j'ai bien aperçu, au fil des pages,
des références qui auraient dû renvoyer à
une bibliographie localisable. Par ailleurs, le prix assez élevé
de l'ouvrage m'avait laissé penser à une édition
de qualité. Or, s'il y a bien des photographies de certains fétiches,
ces dernières semblent provenir d'une imprimante de mauvaise
qualité ou d'un photocopieur défectueux.
Cet
ouvrage fait partie de ces livres qui montrent combien l'Afrique est
riche de cultures et de visions du monde. Outre la complexité
du symbolisme Evhé en matière de fétiches, A. de
Surgy a le mérite d'avoir contribué à replacer
les fétiches dans leur réalité de production et
indépendamment des stéréotypes dont ils sont encore
les victimes. Ses objectifs sont atteints. Le fétichisme, après
la lecture de cet ouvrage, reprend le sens que lui attribuent les féticheurs.
Mais, pour le sens commun, il restera peut être encore longtemps
perçu comme dépendant d'un registre de passions déviantes
et malsaines. Le fétichisme aujourd'hui renvoie toujours à
l'adoration et finalement au pathos. Le "fétichisme occidental"
s'affirmerait et se mondialiserait en marge de toute sagesse et en totale
opposition avec l'idée de progression spirituelle proposée
par le fétichisme Evhé. Ainsi, la réinvention du
fétichisme que propose A. de Surgy se heurte à une interprétation
péjorative toujours d'actualité. Malgré tout, pour
l'anthropologie africaniste, le travail de l'auteur aura sans doute
contribué à percevoir les cultures d'Afrique sous l'angle
du dynamisme. Le fétichisme Evhé est bien d'après
l'auteur, un cheminement qui fait passer le féticheur de l'ignorance
à la sagesse. Et de dynamisme, il en est question aujourd'hui
pour l'auteur. Celui-ci a choisi, en effet, de s'intéresser aux
mutations des pratiques religieuses en Afrique, et notamment à
l'apparition de nouvelles traditions et pratiques, de nouvelles Églises.
Joffrey
Becker