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Lectures croisées de la transformation du corps :
Thomas Csordas, le rituel de soin charismatique, la philosophie du désordre et les limites corporelles de la théorie de l'embodiment

Thomas Csordas travaille dans le champs de l'anthropologie culturelle. Il enseigne actuellement à la faculté d'anthropologie de l'Université de Californie-San Diego. T. Csordas s'intéresse particulièrement à la théorie anthropologique, à la religion et la santé mentale, à l'embodiment, aux rapports entre langage et culture, ainsi qu'à la phénoménologie culturelle. Ses principales recherches portent sur les mouvements catholiques charismatiques et la société Navajo, et plus précisément sur les processus thérapeutiques, le langage rituel, les techniques du corps ou encore sur les conceptions étiologiques. Il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles parmi lesquels on peut citer Building the Kingdom : The creativity of ritual performance in catholic pentecostalism (1980), Embodiment and experience (1994), The sacred self : A cultural phenomenology of charismatic healing, et Language, charisma and creativity : The ritual life of a religious mouvement (1997).

Nous travaillerons ici sur la première partie de l'ouvrage que Thomas Csordas consacre à l'étude de l'influence des rites thérapeutiques sur la construction de l'identité et du sens donné à l'expérience corporelle. Body/Meaning/Healing [1] s'intéresse, plus précisément, aux différents éléments (linguistiques, historiques, cognitifs, etc) qui permettent au sens donné à l'existence individuelle d'être travaillé, le plus souvent, par des champs de l'expérience collective renvoyant au domaine de la religion. Il s'agit, pour l'auteur, de comparer les manières dont s'articulent les processus traditionnels de soins et les variations de l'expression de la foi entre soignants et soignés dans principalement deux groupes culturels distincts, afin de construire la notion d'embodiment comme un moyen d'accès privilégié à l'expérience humaine. En effet, si l'ethnographie s'intéresse principalement à ce que disent et font les soignants, elle semble moins intéressée par l'idée que le processus de soin vise peut être autant à éliminer le mal qu'à transformer la personne, son identité, sa manière d'être au monde ; en d'autres termes, que le processus de soin a pour vocation d'ancrer l'identité à l'intérieur même du corps soigné. L'ambition de l'ouvrage est peut être finalement plus grande : « le donné culturel et les détails de l'expérience sont inséparables des conceptions méthodologiques et de la réflexion théorique. Elles constituent le dialogue du concret et de l'abstrait – un dialogue qui porte sur ce qu'être humain veut dire. » (p. 8). Cependant, loin de chercher à répondre directement à une question aussi fondamentale, l'auteur s'attachera à défendre l'idée que les processus en jeu lors du rite curatif deviennent compréhensibles lorsqu'ils sont conçus comme des processus individuels fondés sur l'embodiment.

Nous choisissons, ici, de résumer la première partie de l'ouvrage de T. Csordas, celle-ci reprenant des articles écrits entre 1986 et 2002. Ces textes sont consacrés au Renouveau Charismatique et mettent plus précisément en jeu les différentes techniques de soin utilisées au sein de ce groupe et les relations que ces techniques imposent entre plusieurs types d'existants (soignants, soignés, démons, Dieu). L'auteur interroge d'abord la construction d'une rhétorique spécifique qui pose l'expérience curative comme un processus de transformation. Csordas, s'appuyant ensuite sur des études de cas, construit la notion d'embodiment comme une méthode d'analyse privilégiée de l'expérience corporelle. Il utilisera ensuite le modèle rhétorique construit plus tôt pour analyser le cas d'un rite particulier qu'il comparera avec un rite japonais. Pour conclure cette première partie, l'auteur étudiera un cas limite, au regard de ceux présentés précédemment, en comparant les réactions qu'il suscite au sein d'un groupe constitué de soignants charismatiques et d'un autre comprenant des psychothérapeutes. Nous tenterons, après avoir présenté plus en détail chacun de ces textes, d'élargir la discussion à des thèmes qui sont plus ou moins absents de la présentation et qui, pourtant, peuvent être lus parallèlement à cette formulation de la théorie de l'embodiment.

1. Rhétorique de la transformation et rite curatif

Chercher à comprendre les rites curatif comme des processus existentiels requiert une description minutieuse des effets sociaux et psychologiques des pratiques thérapeutiques. L'auteur propose, ainsi, de construire un cadre d'analyse du processus de transformation de la personne à partir de cas extraits du relevé ethnographique.

Le langage spécifique utilisé lors des rites curatifs charismatiques façonne une commune manière de vivre qui renvoie autant à la conception chrétienne de la personne qu'à la nécessité pour elle de se développer du point de vue spirituel. La personne, dont la maladie constitue un obstacle à son développement spirituel, est ainsi conçue comme un tout composé de trois éléments (corps-esprit-âme) renvoyant, par analogie, à trois catégories de soins (soin physique-soin intérieur-délivrance). Ces soins sont prodigués par des soignants qui ont été dotés du charisme par l'Esprit Saint ; ce don fait d'eux des personnes qui « prient avec les autres pour la guérison » (p. 16). Certains d'entre eux ont bénéficié, par ailleurs, d'une formation complémentaire en psychothérapie. Les soignants sont, seuls, à même d'engager le processus de soin à partir des signes émis à travers certains éléments de l'expérience du malade. Cette habilité ne leur est pas reconnue d'emblée, comme c'est par exemple le cas pour les chamanes, mais fait l'objet d'un apprentissage qui leur permet de déterminer si les signes relèvent d'une intervention divine ou diabolique. Ainsi, dans le cas où l'expérience montrerait les signes d'une origine divine, le soignant préconisera un Soin des Mémoires (soin intérieur qui relève d'une psychothérapie pratique), et s'il s'avère qu'elle présente le signe d'une origine diabolique, il orientera le soigné vers la Délivrance (soin qui lutte contre l'oppression ou la possession par un démon, manifestement moins un être qu'une catégorie comportementale ou émotionnelle allant à l'encontre de la morale du groupe).

Cependant que l'engagement dans son processus ressorte de la capacité de discernement (Discernment) du thérapeute (capacité qui relève d'une intervention divine lors de la consultation avec le soigné), le soin repose sur une dynamique qui, dans son analyse, croise deux approches. La première met en valeur les processus exogènes et se concentre sur l'impact du soin sur la personne soignée. La seconde se concentre sur la réponse du soigné à sa propre souffrance, mettant donc en valeur des processus endogènes, conscients ou non, qui sont travaillés par le soignant en tant qu'ils participent de l'efficacité du soin lui-même. « Le lieu de l'efficacité thérapeutique réside dans les formes et les significations particulières – soit dans le discours – par lesquels les processus endogènes sont activés et exprimés. » (p. 24). Il s'agit dès lors, pour l'auteur, de comprendre comment le discours est incorporé comme un principe de soin efficace, c'est à dire comment la rhétorique mise en jeu lors du rite participe d'une mise en forme des conditions phénoménologiques à travers lesquelles la personne va faire, à la fois, l'expérience de sa propre souffrance et envisager la possibilité de sa guérison. Le processus de transformation qu'implique une telle relation entre la communauté, le soignant et le soigné, est opératoire grâce à trois catégories rhétoriques qu'on peut faire correspondre à trois niveaux d'implication du soigné : la prédisposition sociale (predisposition) du soigné à entrer dans ce type particulier de soin (niveau de la conversion), la reconnaissance-habilitation (empowerment) de l'efficacité thérapeutique du rite par le soigné (niveau de l'expérience concrète du pouvoir divin) et, enfin, la transformation (transformation) de la conduite à laquelle le soigné doit consentir s'il veut être guéri (niveau du développement ou de la maturité spirituelle).

Pour mettre en valeur les composantes de l'efficacité au sein du rite curatif tel qu'il est pratiqué au sein du Renouveau Charismatique, T. Csordas consacre quelques pages à l'étude des cas de Margo et Ralph. Ces deux personnes présentent des dispositions inégales. Margo est bien plus familière avec la spiritualité charismatique que Ralph. Néanmoins, ce dernier, malgré son agnosticisme apparent, présente un certain intérêt pour les choses de la religion et une certaine éducation à travers ses valeurs. Leur grande différence se situe au niveau de l'habilitation (empowerment) des forces mises en jeu dans le processus de soin. L'expérience vécue par Margo renvoie clairement au sacré là où celle de Ralph, à cause de ses propres doutes sur la réalité de l'expérience, ne lui permettra pas d'aller plus avant dans le soin. Margo goûtera à la transcendance là où Ralph ne verra qu'abstraction et influence de la part du soignant. Dès lors, Margo va accepter d'incorporer de nouvelles conceptions qui lui permettront de mieux concevoir, de mieux comprendre et, surtout, de confirmer sa propre intuition sur l'origine du mal dont elle souffre. À partir de cela, Csordas propose de construire un modèle du processus thérapeutique qui servira plus tard dans l'analyse et qui repose sur quatre éléments : la disposition (disposition), l'expérience du sacré (experience of the sacred), l'élaboration d'alternatives (elaboration of alternatives) et l'actualisation du changement (actualization of change).

Ce que le processus thérapeutique met en jeu, conclue l'auteur, c'est l'activation du sens par le discours. Cette activation a pour effet « de réorienter l'attention du patient vers divers aspects de sa vie de façon à ce qu'il puisse lui attribuer un sens nouveau et désormais se sentir être une personne totale et bonne. » (p. 53). L'analyse rhétorique permet de montrer que la continuité pensée entre les forces mises en jeu dans le cosmos et dans la personne traduit une continuité existentielle entre le sacré et la maladie qui permet de penser, de décrire et d'apporter des réponses à l'expérience du malade.

2. L'embodiment comme paradigme pour l'anthropologie

Thomas Csordas veut, ici, élaborer une perspective méthodologique non dualiste qui permettrait d'analyser les données existantes et d'apporter de nouvelles questions à la recherche empirique. Cette perspective, développée à partir de l'anthropologie psychologique, tend vers une approche phénoménologique qui postule que « le corps n'est pas un objet qui doit être étudié en relation avec la culture, mais doit être considéré comme le sujet de la culture, ou en d'autres termes comme le substrat existentiel de la culture. » (p. 58).

L'auteur prend pour point de départ les travaux d'I. Hallowell. Un premier apport de Hallowell concerne le champ de la perception. Selon ce dernier, le processus d'auto-objectivation marque le passage d'un état pré-objectif à un autre où l'individu prend conscience de lui même en tant qu'objet à travers la socialisation. Ce processus, ajoute Csordas, fait l'impasse sur la constante reconstitution du soi à travers le changement culturel. Une seconde préoccupation de Hallowell concerne la pratique en ce qu'elle montre que l'environnement comportemental ne permet pas uniquement à chacun d'inclure dans l'expérience les objets naturels, mais également les objets culturellement construits (comme les êtres surnaturels) et, par conséquent, les pratiques qui leurs sont associés. Cette considération rend possible une théorie de la pratique qui considère le corps comme socialement informé. C'est à partir d'une lecture dialectique de ces deux axes, tels que les ont travaillé M. Merleau-Ponty (pré-objectivité fondée sur une théorie de l'expérience) et P. Bourdieu (habitus fondé sur une théorie de la pratique), que T. Csordas va pouvoir interpréter deux aspects du service curatif religieux : la représentation sensorielle (multisensorial imagery) en tant que processus culturellement incorporé, et la pratique du « parler en langues » (glossolalia) en tant qu'expérience incorporée dans le système rituel et en tant qu'opérateur dans la trajectoire sociale du mouvement religieux.

La pré-objectivité n'est pas à mettre en relation avec un quelconque état pré-culturel, mais témoigne plutôt un état de pré-abstraction. Ainsi, si les démons constituent un objet culturel précis, et renvoient ainsi à une conception abstraite, ce qu'ils révèlent dans l'expérience de l'oppression ou de la possession relève de la transgression d'un ordre émotionnel, intellectuel ou comportemental pré-déterminé par la culture et orchestré à travers l'habitus. L'expérience consciente et pré-objective de la possession se manifestera à travers l'expression par le corps (vomissements, révulsion des yeux, cris stridents) d'une structure inconsciente caractérisant à la fois la présence démoniaque et la transgression d'une ou d'un ensemble de normes. De même, l'expérience de l'incorporation du pouvoir divin, à travers des manifestations corporelles synthétiques (sensorielles, affectives, kinesthesiques), traduira un ensemble d'images somatiques intégrées en tant que techniques du corps caractéristiques du milieu religieux. Par ailleurs, la pratique n'est pas strictement contrainte par la structure. Elle peut, en certains cas, être pensée sur le registre de l'improvisation et de la spontanéité. C'est par exemple le cas de la glossolalie. Le « parler en langues » constitue un langage qui échappe à la fois au sens et à l'analyse linguistique. Il consiste, en effet, en un enchaînement de syllabes dépourvues de sens, mais dont on pourrait dire qu'elles forment l'expression d'une forme particulière de prière utilisée pour permettre l'intercession divine ; l'usage d'une langue vernaculaire étant considérée comme inadapté à ce type de relation avec Dieu. Pour Csordas, « la glossolalie, de par sa caractéristique formelle d'élimination du niveau sémantique de la structure linguistique met précisément en lumière la réalité existentielle de corps intelligents habitant un monde significatif. » (p. 76). Elle révèle la langue comme incarnée et traduit l'idée de Verbe fait chair. En ce sens, elle traduit un processus culturel d'objectivation de soi (plutôt qu'un état vidé de toute conscience), révélant le sens gestuel du langage, c'est à dire la manière dont le sacré se concrétise dans l'expérience corporelle. Si faire l'expérience de la glossolalie est authentique du fait de l'intention de prier qui la sous-tend, le repos dans l'Esprit (rest in the Spirit) est une pratique dont l'authenticité est controversée (il s'agit d'une forme de dissociation motrice dans laquelle une personne, au contact du soignant, tombe en un évanouissement apaisant et revigorant au moment où le « pouvoir de l'Esprit Saint » la pénètre). Cette pratique est, en effet, une manifestation spontanée qui ne repose sur aucune intention, puisqu'elle dépend de la passivité et de l'absence de volonté de chacun. « Par conséquent il y a une possible “inauthenticité“ si une personne choisit de tomber, ou tombe pour être conforme à ceux qui l'entourent. » (p. 79). La même spontanéité est à l'oeuvre à travers la pratique de la prophétie effectuée en langue vernaculaire. Ces deux dernières pratiques sont à mettre en rapport avec la vie sociale du mouvement charismatique catholique dont elles renouvellent les structures et les figures d'autorité.


Ministère de guérison associant glossolalie et repos dans l'Esprit

Généralement, les pratiques rituelles sont analysées à partir de méthodes qui ne permettent pas d'en expliquer toutes les composantes. La notion de suggestion ne semble pas permettre de prendre la mesure de la structure et de l'efficacité des pratiques rituelles incorporées, tandis que la notion d'apprentissage ne permet de déterminer la place particulière qu'occupe le « parler en langue » au sein du système rituel charismatique. Par ailleurs, des notions comme la transe, la décharge émotionnelle, les états altérés de conscience semblent constituer autant de fins en soi qui ne permettent pas d'apprécier le mode opératoire d'une culture. La théorie de l'embodiment propose, à la suite de M. Merleau-Ponty, de combler ces vides laissés par une tradition empiriste et intellectualiste pétrie de la dichotomie entre le corps et l'esprit. Elle propose aussi de repenser le sacré, à la suite d'E. Durkheim, comme une capacité humaine relevant de la transcendance et de l'altérité, en somme comme une forme de l'expérience dont l'analyse impose de repenser la relation entre le sujet et l'objet; et cela afin de pouvoir « penser comment les objets culturels (dont les individus) sont constitués ou objectivés, non pas dans le processus ontogénétique, ni dans la socialisation de l'enfant, mais dans l'indétermination continue et le flux de la vie culturelle de l'adulte. » (p. 87).

3. Une servante écarlate

Ce chapitre, qui empreinte le titre d'un roman de M. Atwood, constitue une analyse comparative des rites thérapeutiques dont le but curatif repose sur la peine et la culpabilité de femmes ayant interrompu leur grossesse. L'analyse se portera donc sur un rite nord-américain, puis sur un rite parallèle ayant cours au Japon.

Au sein de la culture charismatique, l'avortement est perçu comme une expérience traumatisante pour la femme enceinte, dont la conséquence émotionnelle est formé par la peine et la culpabilité. Le rite, au delà de soigner l'âme du foetus, aura pour but de répondre à ce que les charismatiques appellent le « syndrome post-avortement » de la mère. L'avortement, dans la pensée charismatique, contient un fort pouvoir pathogène que le rite curatif vient enrayer. Linn, Linn et Fabricant décrivent quatre étapes du soin qui reposent sur une technique mentale de mise en images. Dans un premier temps, le patient visualise Jésus, Marie et lui-même tenant le bébé et demandant pardon à Dieu et à l'enfant. Ensuite, Le patient choisit un nom pour le foetus et le baptise symboliquement afin qu'il devienne une personne. Dans un troisième temps, la prière doit permettre au foetus de recevoir l'amour divin ; la patiente remet mentalement l'enfant à Jésus et Marie, celui-ci deviendra un intercesseur de la mère et de sa famille. Enfin, une messe est offerte à l'enfant lors de laquelle il est demandé « que l'amour et le sang rédempteur de Jésus coule à travers toi sur l'enfant et sur tous les autres membres de ta famille qui ont péri. » (p. 90). Nous voyons, à travers cette performance imaginaire incorporée, à quel point le rite mobilise les sens.

Csordas propose d'analyser le cas d'un rite curatif lié à l'avortement grâce au modèle d'analyse construit au premier chapitre [2]. Il semble évident que la patiente présente une disposition à accepter un soin divin, mais aussi à considérer que l'avortement est un problème qui nécessite un soin et ce en raison de l'état de péché lié à la situation. L'expérience du sacré est rendue manifeste à travers ce que ressentent la patiente et les soignants. Ici, elle se traduit par le ressenti de la présence divine, dans l'air et dans l'imaginaire de la patiente, par l'accomplissement mental du rite du baptême ainsi que par le départ de l'enfant des bras de sa mère vers ceux de Jésus (letting go). C'est à partir de cette expérience que peut se penser l'élaboration d'alternatives. L'auteur souligne deux alternatives. La première réside implicitement dans le fait d'avoir un bébé, et s'élabore, dans l'imaginaire de la patiente, par le fait de le tenir dans ses bras, reconstruisant ainsi la thématique culturelle de l'intimité mère-enfant. La seconde réside dans l'idée d'avoir vu mourir le foetus d'une manière culturellement appropriée, soit, pour l'enfant, avec un nom, un genre et dans le sacrement du baptême. Cette dernière alternative conduit à l'actualisation du changement, puisqu'elle consiste à transformer le foetus en personne. Mais ce n'est pas tout, ajoute Csordas, puisque l'actualisation du changement inclut également une dynamique entre acceptation de la responsabilité (accepting responsability) et « laisser aller» (letting go) : une dynamique qui fait passer la situation d'effrayante à belle, et la patiente de l'abandon du contrôle (elle abandonne mentalement à Dieu le lien intime qui l'unit à l'enfant) à la liberté émotionnelle (Elle abandonne sa culpabilité à travers un cri libérateur).

Aux États-Unis, l'avortement est l'objet d'un vif débat. Quelques remarques de l'auteur nous en dirons un peu plus sur le titre choisi pour ce chapitre. Derrière le soin, le processus mis en jeu par le rituel procède d'une essentialisation des femmes. Ce que le rite vient actualiser repose moins sur la transition d'un régime d'expérience à un autre que sur la stabilité, pour les charismatiques, de la nature reproductrice des femmes. En d'autres termes, « la représentation sensorielle spontanée est un produit de dispositions profondément ancrées issues de la coutume patriarcale. » (p. 94).

Les rites japonais liés à l'avortement (mizuko kuyo), s'ils sont bouddhistes par nature, trouvent leur origine avec l'apparition de nouvelles religions dans les années 1970. Contrairement au rite charismatique, qui a lieu dans l'espace privé, le rite japonais à un profil relativement public. Le rite japonais repose sur la culpabilité, non en tant que l'avortement est conçu comme un acte immoral (comme c'est le cas généralement dans le monde chrétien), mais en tant que nécessité liée à l'environnement moral et émotionnel bouddhiste. Le rite repose également sur une étiologie différente de celle qui conduit au soin charismatique. Là où, pour les charismatiques, les symptômes des femmes sont liés à un état traumatique dû, sinon à l'avortement lui-même, à la nécessité pour le foetus de retrouver de l'amour et du confort ; les symptômes, du point de vue japonais, sont attribués à la crainte du désir de vengeance de l'esprit foetal, victime d'un acte qui, quoique nécessaire, reste pensé comme contre-nature. Le rituel japonais consiste, par conséquent, en un acte qui tend à remercier et présenter des excuses au foetus. Dans le rite japonais, le foetus est figuré, non dans l'imaginaire, mais par la statuaire. Du point de vue ontologique, les japonais n'accordent pas le statut de personne dès la conception de l'embryon, mais considèrent qu'il s'obtient selon un processus graduel. À partir des différences entre ces deux types de rites curatifs, il est aisé de considérer que l'intention du rite charismatique de déplacer rhétoriquement l'âme du foetus dans l'état de sécurité que lui procure l'union avec Dieu, contraste avec celle du rite japonais de se prémunir des mauvaises intentions de l'esprit foetal. Par ailleurs, si le rite charismatique demande à la patiente de baptiser et de nommer l'enfant pour lui accorder le statut de personne, le rite japonais demandera que l'esprit foetal soit nommé pour que lui soit accordé un statut comparable à celui des ancêtres. Malgré ces différences, il est important de souligner que les deux pratiques entretiennent des relations assez étroites du fait du contexte actuel de globalisation. Dans ce contexte, le renouveau charismatique et les nouvelles religions liées au bouddhisme participent mutuellement d'une condition dominante de la culture postmoderne.

Pour l'auteur, la question des rites liés à l'avortement, dans le contexte du débat d'ordre moral qui entoure cette pratique, montre une limite du relativisme culturel. Au delà de cette limite, constituée par l'idée que le rite procède d'une réalité d'ordre culturel, nous retiendront avec l'auteur que l'apport de la comparaison peut se résumer en ce que, malgré les limites qu'imposent leur configuration, des cultures peuvent créer et définir des problèmes pour ensuite leur apporter une solution thérapeutique. Parfois, conclue l'auteur, cette créativité a pour résultat l'oppression de l'humain.

4. L'affliction de Martin

Ce chapitre présente les relations entre les manières religieuses et cliniques de comprendre la souffrance. À partir de l'étude d'un cas, l'auteur présentera les commentaires qu'il suscite auprès de soignants charismatiques et de professionnels de la santé mentale. Avant d'entrer plus avant dans la présentation de ces commentaires, il est nécessaire de présenter très brièvement les personnes de cette étude de cas. Martin est un homme d'une quarantaine d'année. Alors qu'il a neuf ans, il découvre le corps de son père qui s'est donné la mort. Sa mère, après une longue dépression, est finalement placée dans une institution. Martin et sa soeur sont eux-mêmes placés dans une famille d'accueil très pratiquante. Martin se verra progressivement souffrir de maux de têtes chroniques qui s'intensifieront au point de l'empêcher de terminer ses études. Il sera également tourmenté par un imaginaire sexuel de plus en plus présent qui encouragera chez lui une culpabilité croissante. Il rencontre alors Peggy, une soignante religieuse, grâce à un de ses amis, Randy. Peggy n'est pas une soignante charismatique comme les autres. Pratiquant seule, elle a développé des techniques inspirées de la pensée new-age et orientale. Elle se jettera à corps perdu dans le soin de Martin, et découvrant en lui la présence d'un démon nommé Andronius, se verra progressivement atteinte des mêmes symptômes que son patient.

Pour les cinq soignants religieux, le problème principal, dans cette histoire, repose sur la soignante elle-même en tant que son statut n'a peut pas été agréée par Dieu. Les techniques qu'elle utilise sont également douteuses au regard de celles qui ont habituellement cours dans ce type de soin, et de son isolement dans le processus thérapeutique. La présence d'éléments occultes dans le processus, montre une limite fondamentale de la pratique pour les soignants religieux. Selon eux, l'utilisation de ces techniques est, par leur nature, une invitation offerte aux démons. En ce qui concerne l'activité démoniaque elle-même, les soignants religieux ne se prononcent pas unanimement. Thomas Csordas montre trois registres d'interprétation. Le premier relève de la relation entre l'action démoniaque et le trouble mental, deux pôles bien distincts, qui requièrent deux types de soins bien distinct, mais non exclusifs l'un de l'autre. Le deuxième registre interprétatif relève de la relation entre esprits démoniaques et émotions. Il est important de rappeler, ici, que si les démons ne portent pas de nom propre, il sont nommés en relation avec un péché, un comportement négatif ou une émotion négative. Là aussi, il semble difficile pour les soignants religieux de déterminer si les symptômes de Martin sont la marque de l'activité démoniaque ou de la psychopathologie. Enfin, un troisième registre touche à des suggestions qui concernent l'intervention thérapeutique. Là encore, deux pôles émergent, qui s'orientent, d'un côté, vers le soin religieux, de l'autre, vers une psychothérapie.

Pour les professionnels de la santé mentale, l'analyse est rendue plus compliquée du fait de la différence existant entre la méthodologie de la description ethnographique et celle de l'interview-diagnostic. L'analyse est également rendue plus difficile du fait des divergences d'école entre les professionnels. Le diagnostic est rendu encore plus complexe par la présence de troubles multiples dont on ignore la fréquence et la place qu'ils occupent dans la vie des protagonistes. Au delà de ces difficultés, il apparaît que la schizophrénie pourrait correspondre à ce dont souffre Martin, à ceci près que celui-ci présente également des symptômes qui renvoient à la dépression ou à de sévères troubles affectifs. Pour compliquer encore le cas de Martin, et puisque sa souffrance est fonction de certaines situations sans que pour autant on puisse lui trouver une source, on pourrait également penser qu'il souffre du syndrome de douleur chronique. Il apparaît, néanmoins, que les images habitant la pensée de Martin sont de nature à caractériser l'obsession et qu'elles peuvent être associées au cadre rigide de la morale religieuse du pénitent. Mais, là encore, des divergences émergent entre les consultants, qui touchent au caractère illusoire de la croyance religieuse. Au delà de savoir si le système de croyance partagé au sein du trio est illusoire, tous semblent s'accorder sur l'idée que Martin retirerait le bénéfice d'une séparation de Peggy et ce en raison de la position dominante de celle-ci dans leur relation. Finalement, le point de convergence entre les thérapeutes religieux et non-religieux se situe en la personne de Peggy. Mais ce qui compte dans l'analyse repose sur l'idée que « différents ensembles culturels de connaissance appliqués au problème conduisent à différentes explications au sein d'analyses pragmatiquement semblables. » (p. 124). La mise en route de ces ensembles conduit la personne à rompre avec l'isolement.

La comparaison permet, ici, de mettre en lumière la manière dont les propriétés d'un système permettent de désigner les causes d'un phénomène et d'organiser l'expérience. Il reste que l'on peut se demander quelle est la nature de cette expérience. T. Csordas soutient que le substrat existentiel commun aux deux analyses présentées plus haut constitue la souffrance comme une entité incorporée. Son argument, construit à partir de l'analyse du monde pré-objectif de Martin – désignant autant la manière dont il engage spontanément le monde culturel dans sa vie quotidienne que le degré de prise qu'il a sur ce monde – repose sur l'idée que chaque système présuppose l'expérience et, sous ce motif, constitue un sens précis de l'abstraction. « Chaque description thématise l'expérience pré-objective en accord avec ses propres principes. » (p. 130). Au sein du système religieux, le principe est d'ordre moral tandis que, dans le système psychiatrique, il relève du traitement empirique. Chacun des principes repose, en nature, sur la définition donnée à la notion de personne. Ainsi, selon la conception dualiste de la personne, le trouble a une cause sous-jacente à l'histoire naturelle de la personne (champs du diagnostic et du symptôme). Selon la conception triadique, le démon apparaît suite à une occasion sous-jacente au comportement ou à l'état affectif de la personne (champs du discernement et de la manifestation).

La perspective de l'embodiment participe-t-elle d'une même objectivation de la réalité vécue que celles présentées ici ? Pour T. Csordas, le paradigme de l'embodiment aide à révéler les thèmes incorporés qui sont élaborés en tant qu'objets culturels. Dans perspective différente de celle élaborée par la religion, le démon dont on peut se délivrer représente un trouble. Celui dont on ne peut se délivrer est une métaphore de la chronicité. Le retour à l'expérience pré-objective permet de faire émerger le socle sur lequel se fonde l'expérience. Ainsi, expliquer le phénomène religieux de l'affliction à partir des seuls termes de la médecine, revient à remplacer une vision du monde par une autre.

5. Lectures croisées

L'approche que Csordas a choisi pour traiter des pratiques curatives au sein du mouvement charismatique est particulièrement révélatrice de la complexité des processus et des phénomènes liés à l'expérience. Csordas, en optant pour une double lecture des phénomènes reposant à la fois sur l'importance de la structure et sur l'immédiateté de l'expérience individuelle, pose le concept d'embodiment comme une méthode d'analyse très pertinente de la manière dont le sens donné à l'existence trouve une place privilégiée dans le corps et s'exprime à travers lui. Ce que T. Csordas apporte également, à travers les exemples qu'il prend et l'analyse qu'il en donne, c'est l'idée que l'expérience – peut être autant que le sens qui lui est donné – est sujette aux changements de trajectoires de l'individu dans le monde. À cela, il est peut être nécessaire d'en appeler à une notion complémentaire qui nous encouragera à nous poser quelques questions concernant d'autres domaines. Après avoir exposé quelques grands traits d'une notion qui nous semble ressembler (quoique largement élaborée à partir de la théorie psychanalytique) à celle construite par Csordas, nous proposons de mettre en rapport embodiment et traitement du désordre afin de nous poser la question de la limite humaine de l'embodiment.

a) Embodiment et image du corps

Pour Paul Schilder, l'image du corps est construite à travers l'expérience sensorielle et émotionnelle. Elle ne représente pas, pour autant, un phénomène qui dépende uniquement de l'expérience individuelle. « L'image du corps est un phénomène social » [3] en ce qu'elle se constitue à travers l'expérience et se fonde sur une échelle de valeurs. Sociale par nature, l'image du corps se place dans une relation permanente avec celles des autres, de sorte que ces dernières forment une sorte de miroir pour chacun. Ainsi, si elle est une expérience sensorielle, l'image posturale du corps autorise des attitudes émotionnelles inséparables de l'expérience.

L'image du corps n'est, selon Schilder, jamais isolée de celles des autres. Elle est même en relation constante, plus ou moins distante, avec d'autres images corporelles. La proximité spatiale la bouleverse, jusqu'à permettre, lors de l'activité sexuelle, une fusion entre deux modèles posturaux du corps. Les zones érogènes forment d'ailleurs l'endroit du corps par lequel se renforce le lien. Ces dernières se déplacent par ailleurs, à d'autres endroits du corps, jusqu'à ce que ce déplacement se traduise dans la relation sociale [4]. Le transfert des propriétés érotiques à différents espaces de l'image du corps rend cette relation possible, sans pour autant que cette relation ne traduise un rapport de dépendance. « Il y a, écrit Schilder, projection et appropriation. Mais la totalité de l'image du corps d'un autre peut aussi être assimilée (identification), et de même un individu peut expulser son image du corps dans sa totalité. » [5]. Ainsi, tout ou partie de l'image du corps d'un autre peut être intégré. En définitive, le modèle postural du corps est dynamique ; il change selon les circonstances vécues, formant un processus continuel fondé sur l'identification, l'appropriation et la projection.

À propos de l'identification, Schilder note que de nombreux processus psychiques conservent l'empreinte de germes de pensées et de représentations. C'est pour désigner cet arrière-plan psychique qu'il choisit d'utiliser la notion de sphère. La sphère ne ressort pas seulement de l'inconscient, ses processus se maintiennent également dans le champ de la conscience. « Sous la pression d'une situation actuelle à laquelle nous voulons nous adapter, nous extrayons du réservoir de nos expériences celles qui s'adaptent à cette situation. » [6]. Il y a un développement continuel des processus de pensée qui sont ainsi autant de constructions, d'essais guidés par nos tendances et nos désirs, et orientés dans un champ de l'expérience à un moment donné. Au sens strict, l'identification traduit la manière dont un individu s'identifie à son entourage réel ou imaginaire.

Nous voyons, avec Schilder, que l'articulation du modèle postural du corps (dans sa définition et ses transformations) et de l'arrière plan psychique (la sphère) rend compte d'une relation complexe entre le sujet et les agents objectivés du monde, si ce n'est le monde lui-même. Deux séries de questions nous semblent rester en suspend. La première touche directement à deux manières de penser l'action thérapeutique. La théorie de l'embodiment traduit-elle une mise en ordre systématique de l'expérience du malade à travers un processus d'identification qui le contraint à adopter pour lui-même le modèle d'ordre donné par le thérapeute ? Le rôle du thérapeute n'est-il pas plutôt de « capter et incorporer les forces du désordre » [7] ? Par ailleurs, quelles sont les limites de l'embodiment ? Schilder pose que l'image du corps, si elle prend en compte celle des autres, dépasse largement l'anatomie ; qu'elle est capable, « et de prendre en elle les objets, et de se répandre dans l'espace. » [8]. Doit-on limiter l'usage d'une théorie de l'embodiment au corps, ou peut-on, au contraire, s'appuyer sur elle dans le cadre d'une analyse des relations de l'humain aux objets matériels ?

b) Une philosophie du désordre

Bertrand Hell montre que le chamanisme et la possession sont liés à la marginalité transgressive. Le chamane se définit, à travers son propre ensauvagement, selon sa capacité à intégrer les forces du contre-monde. Il compose avec le désordre et, se faisant une figure de ce dernier, construit le rite en tant qu'espace de déchargement des potentialités destructrices du monde, de la surnature. C'est de cette capacité de construction et de son alliance avec les puissance de la surnature que le chamane-possédé tire l'essentiel de son pouvoir : « Le pouvoir par le désordre », souligne B. Hell [9].

La maladie concentre en elle une force considérable de représentation du désordre. Mieux, elle permet de l'objectiver, comme elle permet au chercheur de penser le soin en tant que parcours à la fois thérapeutique et initiatique, qui ne se fonde pas sur la seule relation langagière que le thérapeute entretien avec le soigné [10], mais plutôt sur une symbolique partagée du désordre mettant en jeu une puissance de conviction qui vise à légitimer l'image du thérapeute et du processus de soin. Contrairement à la biomédecine, la thérapie chamanique va fonder son étiologie sur des éléments extérieurs à la personne. Ceci à pour principaux effets de déculpabiliser le malade et de placer le thérapeute à la lisière du monde des puissances du désordre. Cependant, l'efficacité thérapeutique ne se limite pas à cette simple mise en relation du soignant et du soigné. Elle se fonde également sur un jeu avec des symboles signifiants.

Comment penser la maladie ? Il apparaît, au travers de l'analyse à laquelle se livre B. Hell, que les causes qui président à la guérison sont pensées comme étant du même ordre que celles qui rendent possible la maladie. « Le désordre n'est ni hasard ni abomination, il est tragiquement normal. » [11]. Suivant cette idée, il est aisé de penser que l'action rituelle, et l'initiation qu'elle implique pour le malade, forme une contre-structure sociale qui a pour objet de renforcer la cohésion communautaire face à l'incertitude et à l'infortune. Ce que l'initiation induit, c'est la possibilité pour le malade de donner du sens à son expérience, une possibilité qui lui est offerte de se prendre en charge.

Le travail de B. Hell adresse une question directe à celui de T. Csordas. La pratique du soin charismatique renvoie-t-elle, pour le soignant, à une expérience de l'ensauvagement ?
Si, comme le souligne Hell, le pasteur chrétien réinvestit l'ancienne fonction du chamane, en reproduit-il pour autant la figure ? Il semble que Csordas nous réponde par la négative. Si l'initiation du soigné charismatique montre des points communs avec l'initiation propre au domaine du chamanisme, le thérapeute charismatique n'est pas un allié des puissances du désordre, le désordre provocant l'oppression ou à la possession par le démon. Par ailleurs, il importerait finalement assez peu qu'il le soit. Ce qui compte, pour Csordas, étant de comprendre les rites à travers les processus existentiels qu'ils mobilisent. Néanmoins, s'il est l'allié de Dieu dans le combat contre la maladie, le soignant charismatique n'en est pas moins impliqué dans un combat d'ordre cosmologique entre les forces divines et démoniaques. En cela peut être, il fait figure d'agent cosmologique au même titre que le chamane, et participe, comme lui, d'une trajectoire générale qui cherche à faire entrer l'individu en souffrance dans un système sotériologique.

c) Les limites corporelles de l'embodiment

D'autres pratiques possèdent ce triple aspect d'initiation à un culte, d'intégration à un groupe et de libération individuelle. Parmi ces pratiques, le fétichisme nous semble constituer un cas intéressant. Si, dans les cas que nous avons présenté jusqu'à présent, le médiateur est une personne humaine, le fétichisme Evhé s'appuie sur une médiation par l'objet.

Albert de Surgy consacre un ouvrage très intéressant à la nature et aux fonctions des fétiches dans le sud du Togo [12]. Il montre que ces objets ne sont pas destinés à rendre honneur à Dieu par l'effacement, mais qu'ils consistent en la maîtrise de force subtiles et surnaturelles. On peut diviser les fétiches Evhé en deux grandes classes : les vodu et les bo. Les vodu permettent à leur possesseur d'améliorer et d'harmoniser leur rapports à l'environnement matériel, social et spirituel. Ils forment des entrées vers l'au-delà, vers des esprits de la nature, vers l'âme tourmentée d'un mauvais mort, ou encore vers celle d'un ancêtre. « Le terme vodu convient donc avant tout aux objets de culte possédant par eux-mêmes de l'efficacité. » [13]. Parmi cette classe d'objets, on trouve également des atikè-vodu, vodu dont la seule vocation est thérapeutique.

Les fétiches sont toujours caractérisés par des formes et des contenus spécifiques. Tous les vodu sont fabriqués à partir de matériaux ayant le statut de médecine (ama). Cependant, certains d'entre eux ont une vocation singulièrement thérapeutique. Leur principale fonction est de débarrasser leur propriétaire de leur complexe d'infériorité ou de leur culpabilité afin qu'ils puissent entretenir avec le monde une relation normale. « Le fait, écrit A. de Surgy, de représenter une source d'envie, de terreur ou de tourment, de la matérialiser par quelque chose qui en évoque le caractère, de lui accorder un statut défini et de lui trouver un nom, vaccine en quelque sorte contre ses mauvais effets. » [14]. L'atikè-vodu concentre ainsi sur lui les espoirs du groupe qui l'appelle à son secours, et ce jusqu'au moment où il perd son efficacité, c'est à dire jusqu'au moment où les formations psychiques qui ont participé à sa constitution disparaissent.

Cette catégorie particulière d'objet nous encourage à considérer que la personne est au centre d'un tissu de relation qui la met en rapport autant avec les forces de la culture qu'avec les personnes de son entourage et l'environnement objectif. Le fétiche, qui concentre en lui la force de médiation entre le féticheur et l'outre-monde, est un objet de signification. Plus qu'une force médiatrice, le fétiche semble habité d'une force de figuration du même ordre que celle qui habite la statuaire japonaise utilisée au sein du rite du mizuko kuyo décrit par T. Csordas. Cette force est agissante dans la mesure où elle se fonde sur une prédisposition de l'individu qui lui permette à la fois de faire l'expérience du sacré, d'élaborer des alternatives à sa situation et de se transformer. En cela, Le rôle qu'occupe l'objet matériel dans le cas du fétichisme, comme dans celui du rite du mizuko kuyo, semble analogue au rôle de l'objet de pensée qui est au coeur du rite d'avortement charismatique.

6. Conclusion

Il semble difficile de trouver une limite à la méthode d'analyse proposée par Thomas Csordas. Et pour cause, les sciences sociales, par leur objet même, ont pour vocation d'embrasser tous les champs de l'expérience humaine. Dès lors, une théorie du corps vécu, réconciliant le sujet et l'objet, offre des perspectives de recherche particulièrement intéressantes. Elle nous permettrait de penser comment la réalité prend sens à travers l'expérience vécue du corps. Elle nous informerait également sur la manière dont le corps se conçoit et se transforme, comment son expérience et son image se construisent à travers l'expérience des autres, et comment il cristallise ses désirs et ses craintes en des formes, pensées ou matérielles, qui prennent sens collectivement, du côté de l'ordre ou de celui du désordre, à travers l'action. Cependant, penser cette manière dont les relations s'articulent entre l'individu et la définition que le groupe lui donne de son expérience et de sa personne ne relève-t-il pas d'un même élan vers le sens ? En d'autres termes, si la définition biomédicale de la personne constitue une manière parmi d'autres de donner du sens à l'existence, on peut se demander – c'est d'ailleurs ce que fait T. Csordas – si une phénoménologie culturelle ne procéderait pas d'une même logique ; logique qui consisterait à donner du sens à l'expérience à partir, certes, d'une rupture avec le dualisme, mais aussi d'une définition de la personne fondée sur la phénoménologie, en somme à partir d'un schéma préalable [15], qui encouragerait une certaine prédisposition du chercheur à s'engager dans un processus du même genre que celui qui préside aux rites charismatiques.

Notes

[1] Csordas, Thomas, 2002, Body/Meaning/Healing, New-York, Palgrave Macmillan

[2] Et non au chapitre deux comme c'est indiqué dans l'ouvrage page 92.

[3] Schilder, Paul, 1968 [1935], L'image du corps, Paris, Gallimard, Coll. Connaissance de l'inconscient, p. 233.

[4] Schilder construit cette idée à partir de la « peur de rougir » (érythrophobie) qui traduit la peur de transférer, à un endroit du corps exposé à la vie sociale, le caractère érogène ou érotique d'une zone habituellement cachée. L'auteur part du cas d'un homme ayant peur que les autres ne lisent sur son visage qu'il se masturbe.

[5] Ibid., p. 255

[6] Ibid., p. 264

[7] Hell, Bertrand, 1999, Possession et chamanisme, Les maîtres du désordre, Paris, Champs-Flammarion, p. 331

[8] Schilder, 1968, Op. Cit., p. 229

[9] Hell, 1999, Op. Cit., p. 336

[10] En cela, la cure chamanique n'est pas strictement parallèle à la cure psychanalytique. Ibid., pp. 276-280

[11] Ibid., p. 364

[12] De Surgy, Albert, 1994, Nature et fonction des fétiches en Afrique Noire, Le cas du Sud-Togo, Paris, L'Harmattan, Coll, Connaissances des hommes [compte rendu de l'ouvrage]

[13] Ibid., p. 20

[14] Ibid., p. 28

[15] Bachelard, Gaston, 2003 [1934], Le nouvel esprit scientifique, Paris, PUF, pp. 15-16

Joffrey Becker