Lectures
croisées de la transformation du corps :
Thomas Csordas, le rituel de soin charismatique, la philosophie du désordre
et les limites corporelles de la théorie de l'embodiment
Thomas
Csordas travaille dans le champs de l'anthropologie culturelle. Il enseigne
actuellement à la faculté d'anthropologie de l'Université
de Californie-San Diego. T. Csordas s'intéresse particulièrement
à la théorie anthropologique, à la religion et
la santé mentale, à l'embodiment, aux rapports entre langage
et culture, ainsi qu'à la phénoménologie culturelle.
Ses principales recherches portent sur les mouvements catholiques charismatiques
et la société Navajo, et plus précisément
sur les processus thérapeutiques, le langage rituel, les techniques
du corps ou encore sur les conceptions étiologiques. Il est l'auteur
de nombreux ouvrages et articles parmi lesquels on peut citer Building
the Kingdom : The creativity of ritual performance in catholic pentecostalism
(1980), Embodiment and experience (1994), The sacred self
: A cultural phenomenology of charismatic healing,et
Language, charisma and creativity : The ritual life of a religious mouvement
(1997).
Nous travaillerons ici sur la première partie de l'ouvrage que
Thomas Csordas consacre à l'étude de l'influence des rites
thérapeutiques sur la construction de l'identité et du
sens donné à l'expérience corporelle. Body/Meaning/Healing[1] s'intéresse, plus précisément,
aux différents éléments (linguistiques, historiques,
cognitifs, etc) qui permettent au sens donné à l'existence
individuelle d'être travaillé, le plus souvent, par des
champs de l'expérience collective renvoyant au domaine de la
religion. Il s'agit, pour l'auteur, de comparer les manières
dont s'articulent les processus traditionnels de soins et les variations
de l'expression de la foi entre soignants et soignés dans principalement
deux groupes culturels distincts, afin de construire la notion d'embodiment
comme un moyen d'accès privilégié à l'expérience
humaine. En effet, si l'ethnographie s'intéresse principalement
à ce que disent et font les soignants, elle semble moins intéressée
par l'idée que le processus de soin vise peut être autant
à éliminer le mal qu'à transformer la personne,
son identité, sa manière d'être au monde ; en d'autres
termes, que le processus de soin a pour vocation d'ancrer l'identité
à l'intérieur même du corps soigné. L'ambition
de l'ouvrage est peut être finalement plus grande : « le
donné culturel et les détails de l'expérience sont
inséparables des conceptions méthodologiques et de la
réflexion théorique. Elles constituent le dialogue du
concret et de l'abstrait un dialogue qui porte sur ce qu'être
humain veut dire. » (p. 8). Cependant, loin de chercher à
répondre directement à une question aussi fondamentale,
l'auteur s'attachera à défendre l'idée que les
processus en jeu lors du rite curatif deviennent compréhensibles
lorsqu'ils sont conçus comme des processus individuels fondés
sur l'embodiment.
Nous choisissons, ici, de résumer la première partie de
l'ouvrage de T. Csordas, celle-ci reprenant des articles écrits
entre 1986 et 2002. Ces textes sont consacrés au Renouveau Charismatique
et mettent plus précisément en jeu les différentes
techniques de soin utilisées au sein de ce groupe et les relations
que ces techniques imposent entre plusieurs types d'existants (soignants,
soignés, démons, Dieu). L'auteur interroge d'abord la
construction d'une rhétorique spécifique qui pose l'expérience
curative comme un processus de transformation. Csordas, s'appuyant ensuite
sur des études de cas, construit la notion d'embodiment comme
une méthode d'analyse privilégiée de l'expérience
corporelle. Il utilisera ensuite le modèle rhétorique
construit plus tôt pour analyser le cas d'un rite particulier
qu'il comparera avec un rite japonais. Pour conclure cette première
partie, l'auteur étudiera un cas limite, au regard de ceux présentés
précédemment, en comparant les réactions qu'il
suscite au sein d'un groupe constitué de soignants charismatiques
et d'un autre comprenant des psychothérapeutes. Nous tenterons,
après avoir présenté plus en détail chacun
de ces textes, d'élargir la discussion à des thèmes
qui sont plus ou moins absents de la présentation et qui, pourtant,
peuvent être lus parallèlement à cette formulation
de la théorie de l'embodiment.
1.
Rhétorique de la transformation et rite curatif
Chercher
à comprendre les rites curatif comme des processus existentiels
requiert une description minutieuse des effets sociaux et psychologiques
des pratiques thérapeutiques. L'auteur propose, ainsi, de construire
un cadre d'analyse du processus de transformation de la personne à
partir de cas extraits du relevé ethnographique.
Le
langage spécifique utilisé lors des rites curatifs charismatiques
façonne une commune manière de vivre qui renvoie autant
à la conception chrétienne de la personne qu'à
la nécessité pour elle de se développer du point
de vue spirituel. La personne, dont la maladie constitue un obstacle
à son développement spirituel, est ainsi conçue
comme un tout composé de trois éléments (corps-esprit-âme)
renvoyant, par analogie, à trois catégories de soins (soin
physique-soin intérieur-délivrance). Ces soins sont prodigués
par des soignants qui ont été dotés du charisme
par l'Esprit Saint ; ce don fait d'eux des personnes qui « prient
avec les autres pour la guérison » (p. 16). Certains
d'entre eux ont bénéficié, par ailleurs, d'une
formation complémentaire en psychothérapie. Les soignants
sont, seuls, à même d'engager le processus de soin à
partir des signes émis à travers certains éléments
de l'expérience du malade. Cette habilité ne leur est
pas reconnue d'emblée, comme c'est par exemple le cas pour les
chamanes, mais fait l'objet d'un apprentissage qui leur permet de déterminer
si les signes relèvent d'une intervention divine ou diabolique.
Ainsi, dans le cas où l'expérience montrerait les signes
d'une origine divine, le soignant préconisera un Soin des Mémoires
(soin intérieur qui relève d'une psychothérapie
pratique), et s'il s'avère qu'elle présente le signe d'une
origine diabolique, il orientera le soigné vers la Délivrance
(soin qui lutte contre l'oppression ou la possession par un démon,
manifestement moins un être qu'une catégorie comportementale
ou émotionnelle allant à l'encontre de la morale du groupe).
Cependant que l'engagement dans son processus ressorte de la capacité
de discernement (Discernment) du thérapeute (capacité
qui relève d'une intervention divine lors de la consultation
avec le soigné), le soin repose sur une dynamique qui, dans son
analyse, croise deux approches. La première met en valeur les
processus exogènes et se concentre sur l'impact du soin sur la
personne soignée. La seconde se concentre sur la réponse
du soigné à sa propre souffrance, mettant donc en valeur
des processus endogènes, conscients ou non, qui sont travaillés
par le soignant en tant qu'ils participent de l'efficacité du
soin lui-même. « Le lieu de l'efficacité thérapeutique
réside dans les formes et les significations particulières
soit dans le discours par lesquels les processus endogènes
sont activés et exprimés. » (p. 24). Il s'agit
dès lors, pour l'auteur, de comprendre comment le discours est
incorporé comme un principe de soin efficace, c'est à
dire comment la rhétorique mise en jeu lors du rite participe
d'une mise en forme des conditions phénoménologiques à
travers lesquelles la personne va faire, à la fois, l'expérience
de sa propre souffrance et envisager la possibilité de sa guérison.
Le processus de transformation qu'implique une telle relation entre
la communauté, le soignant et le soigné, est opératoire
grâce à trois catégories rhétoriques qu'on
peut faire correspondre à trois niveaux d'implication du soigné
: la prédisposition sociale (predisposition) du soigné
à entrer dans ce type particulier de soin (niveau de la conversion),
la reconnaissance-habilitation (empowerment) de l'efficacité
thérapeutique du rite par le soigné (niveau de l'expérience
concrète du pouvoir divin) et, enfin, la transformation (transformation)
de la conduite à laquelle le soigné doit consentir s'il
veut être guéri (niveau du développement ou de la
maturité spirituelle).
Pour mettre en valeur les composantes de l'efficacité au sein
du rite curatif tel qu'il est pratiqué au sein du Renouveau Charismatique,
T. Csordas consacre quelques pages à l'étude des cas de
Margo et Ralph. Ces deux personnes présentent des dispositions
inégales. Margo est bien plus familière avec la spiritualité
charismatique que Ralph. Néanmoins, ce dernier, malgré
son agnosticisme apparent, présente un certain intérêt
pour les choses de la religion et une certaine éducation à
travers ses valeurs. Leur grande différence se situe au niveau
de l'habilitation (empowerment) des forces mises en jeu dans
le processus de soin. L'expérience vécue par Margo renvoie
clairement au sacré là où celle de Ralph, à
cause de ses propres doutes sur la réalité de l'expérience,
ne lui permettra pas d'aller plus avant dans le soin. Margo goûtera
à la transcendance là où Ralph ne verra qu'abstraction
et influence de la part du soignant. Dès lors, Margo va accepter
d'incorporer de nouvelles conceptions qui lui permettront de mieux concevoir,
de mieux comprendre et, surtout, de confirmer sa propre intuition sur
l'origine du mal dont elle souffre. À partir de cela, Csordas
propose de construire un modèle du processus thérapeutique
qui servira plus tard dans l'analyse et qui repose sur quatre éléments
: la disposition (disposition), l'expérience du sacré
(experience of the sacred), l'élaboration d'alternatives
(elaboration of alternatives) et l'actualisation du changement
(actualization of change).
Ce
que le processus thérapeutique met en jeu, conclue l'auteur,
c'est l'activation du sens par le discours. Cette activation a pour
effet « de réorienter l'attention du patient vers
divers aspects de sa vie de façon à ce qu'il puisse lui
attribuer un sens nouveau et désormais se sentir être une
personne totale et bonne. » (p. 53). L'analyse rhétorique
permet de montrer que la continuité pensée entre les forces
mises en jeu dans le cosmos et dans la personne traduit une continuité
existentielle entre le sacré et la maladie qui permet de penser,
de décrire et d'apporter des réponses à l'expérience
du malade.
2.
L'embodiment comme paradigme pour l'anthropologie
Thomas
Csordas veut, ici, élaborer une perspective méthodologique
non dualiste qui permettrait d'analyser les données existantes
et d'apporter de nouvelles questions à la recherche empirique.
Cette perspective, développée à partir de l'anthropologie
psychologique, tend vers une approche phénoménologique
qui postule que « le corps n'est pas un objet qui doit être
étudié en relation avec la culture, mais doit être
considéré comme le sujet de la culture, ou en d'autres
termes comme le substrat existentiel de la culture. » (p. 58).
L'auteur prend pour point de départ les travaux d'I. Hallowell.
Un premier apport de Hallowell concerne le champ de la perception. Selon
ce dernier, le processus d'auto-objectivation marque le passage d'un
état pré-objectif à un autre où l'individu
prend conscience de lui même en tant qu'objet à travers
la socialisation. Ce processus, ajoute Csordas, fait l'impasse sur la
constante reconstitution du soi à travers le changement culturel.
Une seconde préoccupation de Hallowell concerne la pratique en
ce qu'elle montre que l'environnement comportemental ne permet pas uniquement
à chacun d'inclure dans l'expérience les objets naturels,
mais également les objets culturellement construits (comme les
êtres surnaturels) et, par conséquent, les pratiques qui
leurs sont associés. Cette considération rend possible
une théorie de la pratique qui considère le corps comme
socialement informé. C'est à partir d'une lecture dialectique
de ces deux axes, tels que les ont travaillé M. Merleau-Ponty
(pré-objectivité fondée sur une théorie
de l'expérience) et P. Bourdieu (habitus fondé sur une
théorie de la pratique), que T. Csordas va pouvoir interpréter
deux aspects du service curatif religieux : la représentation
sensorielle (multisensorial imagery) en tant que processus culturellement
incorporé, et la pratique du « parler en langues »
(glossolalia) en tant qu'expérience incorporée
dans le système rituel et en tant qu'opérateur dans la
trajectoire sociale du mouvement religieux.
La pré-objectivité n'est pas à mettre en relation
avec un quelconque état pré-culturel, mais témoigne
plutôt un état de pré-abstraction. Ainsi, si les
démons constituent un objet culturel précis, et renvoient
ainsi à une conception abstraite, ce qu'ils révèlent
dans l'expérience de l'oppression ou de la possession relève
de la transgression d'un ordre émotionnel, intellectuel ou comportemental
pré-déterminé par la culture et orchestré
à travers l'habitus. L'expérience consciente et pré-objective
de la possession se manifestera à travers l'expression par le
corps (vomissements, révulsion des yeux, cris stridents) d'une
structure inconsciente caractérisant à la fois la présence
démoniaque et la transgression d'une ou d'un ensemble de normes.
De même, l'expérience de l'incorporation du pouvoir divin,
à travers des manifestations corporelles synthétiques
(sensorielles, affectives, kinesthesiques), traduira un ensemble d'images
somatiques intégrées en tant que techniques du corps caractéristiques
du milieu religieux. Par ailleurs, la pratique n'est pas strictement
contrainte par la structure. Elle peut, en certains cas, être
pensée sur le registre de l'improvisation et de la spontanéité.
C'est par exemple le cas de la glossolalie. Le « parler en
langues » constitue un langage qui échappe à
la fois au sens et à l'analyse linguistique. Il consiste, en
effet, en un enchaînement de syllabes dépourvues de sens,
mais dont on pourrait dire qu'elles forment l'expression d'une forme
particulière de prière utilisée pour permettre
l'intercession divine ; l'usage d'une langue vernaculaire étant
considérée comme inadapté à ce type de relation
avec Dieu. Pour Csordas, « la glossolalie, de par sa caractéristique
formelle d'élimination du niveau sémantique de la structure
linguistique met précisément en lumière la réalité
existentielle de corps intelligents habitant un monde significatif. »
(p. 76). Elle révèle la langue comme incarnée et
traduit l'idée de Verbe fait chair. En ce sens, elle traduit
un processus culturel d'objectivation de soi (plutôt qu'un état
vidé de toute conscience), révélant le sens gestuel
du langage, c'est à dire la manière dont le sacré
se concrétise dans l'expérience corporelle. Si faire l'expérience
de la glossolalie est authentique du fait de l'intention de prier qui
la sous-tend, le repos dans l'Esprit (rest in the Spirit) est
une pratique dont l'authenticité est controversée (il
s'agit d'une forme de dissociation motrice dans laquelle une personne,
au contact du soignant, tombe en un évanouissement apaisant et
revigorant au moment où le « pouvoir de l'Esprit Saint »
la pénètre). Cette pratique est, en effet, une manifestation
spontanée qui ne repose sur aucune intention, puisqu'elle dépend
de la passivité et de l'absence de volonté de chacun.
« Par conséquent il y a une possible inauthenticité
si une personne choisit de tomber, ou tombe pour être conforme
à ceux qui l'entourent. » (p. 79). La même
spontanéité est à l'oeuvre à travers la
pratique de la prophétie effectuée en langue vernaculaire.
Ces deux dernières pratiques sont à mettre en rapport
avec la vie sociale du mouvement charismatique catholique dont elles
renouvellent les structures et les figures d'autorité.
Ministère
de guérison associant glossolalie et repos dans l'Esprit
Généralement, les pratiques rituelles sont analysées
à partir de méthodes qui ne permettent pas d'en expliquer
toutes les composantes. La notion de suggestion ne semble pas permettre
de prendre la mesure de la structure et de l'efficacité des pratiques
rituelles incorporées, tandis que la notion d'apprentissage ne
permet de déterminer la place particulière qu'occupe le
« parler en langue » au sein du système
rituel charismatique. Par ailleurs, des notions comme la transe, la
décharge émotionnelle, les états altérés
de conscience semblent constituer autant de fins en soi qui ne permettent
pas d'apprécier le mode opératoire d'une culture. La théorie
de l'embodiment propose, à la suite de M. Merleau-Ponty, de combler
ces vides laissés par une tradition empiriste et intellectualiste
pétrie de la dichotomie entre le corps et l'esprit. Elle propose
aussi de repenser le sacré, à la suite d'E. Durkheim,
comme une capacité humaine relevant de la transcendance et de
l'altérité, en somme comme une forme de l'expérience
dont l'analyse impose de repenser la relation entre le sujet et l'objet;
et cela afin de pouvoir « penser comment les objets culturels
(dont les individus) sont constitués ou objectivés, non
pas dans le processus ontogénétique, ni dans la socialisation
de l'enfant, mais dans l'indétermination continue et le flux
de la vie culturelle de l'adulte. » (p. 87).
3.
Une servante écarlate
Ce
chapitre, qui empreinte le titre d'un roman de M. Atwood, constitue
une analyse comparative des rites thérapeutiques dont le but
curatif repose sur la peine et la culpabilité de femmes ayant
interrompu leur grossesse. L'analyse se portera donc sur un rite nord-américain,
puis sur un rite parallèle ayant cours au Japon.
Au
sein de la culture charismatique, l'avortement est perçu comme
une expérience traumatisante pour la femme enceinte, dont la
conséquence émotionnelle est formé par la peine
et la culpabilité. Le rite, au delà de soigner l'âme
du foetus, aura pour but de répondre à ce que les charismatiques
appellent le « syndrome post-avortement » de la
mère. L'avortement, dans la pensée charismatique, contient
un fort pouvoir pathogène que le rite curatif vient enrayer.
Linn, Linn et Fabricant décrivent quatre étapes du soin
qui reposent sur une technique mentale de mise en images. Dans un premier
temps, le patient visualise Jésus, Marie et lui-même tenant
le bébé et demandant pardon à Dieu et à
l'enfant. Ensuite, Le patient choisit un nom pour le foetus et le baptise
symboliquement afin qu'il devienne une personne. Dans un troisième
temps, la prière doit permettre au foetus de recevoir l'amour
divin ; la patiente remet mentalement l'enfant à Jésus
et Marie, celui-ci deviendra un intercesseur de la mère et de
sa famille. Enfin, une messe est offerte à l'enfant lors de laquelle
il est demandé « que l'amour et le sang rédempteur
de Jésus coule à travers toi sur l'enfant et sur tous
les autres membres de ta famille qui ont péri. » (p. 90).
Nous voyons, à travers cette performance imaginaire incorporée,
à quel point le rite mobilise les sens.
Csordas propose d'analyser le cas d'un rite curatif lié à
l'avortement grâce au modèle d'analyse construit au premier
chapitre [2]. Il semble évident
que la patiente présente une disposition à accepter un
soin divin, mais aussi à considérer que l'avortement est
un problème qui nécessite un soin et ce en raison de l'état
de péché lié à la situation. L'expérience
du sacré est rendue manifeste à travers ce que ressentent
la patiente et les soignants. Ici, elle se traduit par le ressenti de
la présence divine, dans l'air et dans l'imaginaire de la patiente,
par l'accomplissement mental du rite du baptême ainsi que par
le départ de l'enfant des bras de sa mère vers ceux de
Jésus (letting go). C'est à partir de cette expérience
que peut se penser l'élaboration d'alternatives. L'auteur souligne
deux alternatives. La première réside implicitement dans
le fait d'avoir un bébé, et s'élabore, dans l'imaginaire
de la patiente, par le fait de le tenir dans ses bras, reconstruisant
ainsi la thématique culturelle de l'intimité mère-enfant.
La seconde réside dans l'idée d'avoir vu mourir le foetus
d'une manière culturellement appropriée, soit, pour l'enfant,
avec un nom, un genre et dans le sacrement du baptême. Cette dernière
alternative conduit à l'actualisation du changement, puisqu'elle
consiste à transformer le foetus en personne. Mais ce n'est pas
tout, ajoute Csordas, puisque l'actualisation du changement inclut également
une dynamique entre acceptation de la responsabilité (accepting
responsability) et « laisser aller» (letting
go) : une dynamique qui fait passer la situation d'effrayante à
belle, et la patiente de l'abandon du contrôle (elle abandonne
mentalement à Dieu le lien intime qui l'unit à l'enfant)
à la liberté émotionnelle (Elle abandonne sa culpabilité
à travers un cri libérateur).
Aux
États-Unis, l'avortement est l'objet d'un vif débat. Quelques
remarques de l'auteur nous en dirons un peu plus sur le titre choisi
pour ce chapitre. Derrière le soin, le processus mis en jeu par
le rituel procède d'une essentialisation des femmes. Ce que le
rite vient actualiser repose moins sur la transition d'un régime
d'expérience à un autre que sur la stabilité, pour
les charismatiques, de la nature reproductrice des femmes. En d'autres
termes, « la représentation sensorielle spontanée
est un produit de dispositions profondément ancrées issues
de la coutume patriarcale. » (p. 94).
Les rites japonais liés à l'avortement (mizuko kuyo),
s'ils sont bouddhistes par nature, trouvent leur origine avec l'apparition
de nouvelles religions dans les années 1970. Contrairement au
rite charismatique, qui a lieu dans l'espace privé, le rite japonais
à un profil relativement public. Le rite japonais repose sur
la culpabilité, non en tant que l'avortement est conçu
comme un acte immoral (comme c'est le cas généralement
dans le monde chrétien), mais en tant que nécessité
liée à l'environnement moral et émotionnel bouddhiste.
Le rite repose également sur une étiologie différente
de celle qui conduit au soin charismatique. Là où, pour
les charismatiques, les symptômes des femmes sont liés
à un état traumatique dû, sinon à l'avortement
lui-même, à la nécessité pour le foetus de
retrouver de l'amour et du confort ; les symptômes, du point de
vue japonais, sont attribués à la crainte du désir
de vengeance de l'esprit foetal, victime d'un acte qui, quoique nécessaire,
reste pensé comme contre-nature. Le rituel japonais consiste,
par conséquent, en un acte qui tend à remercier et présenter
des excuses au foetus. Dans le rite japonais, le foetus est figuré,
non dans l'imaginaire, mais par la statuaire. Du point de vue ontologique,
les japonais n'accordent pas le statut de personne dès la conception
de l'embryon, mais considèrent qu'il s'obtient selon un processus
graduel. À partir des différences entre ces deux types
de rites curatifs, il est aisé de considérer que l'intention
du rite charismatique de déplacer rhétoriquement l'âme
du foetus dans l'état de sécurité que lui procure
l'union avec Dieu, contraste avec celle du rite japonais de se prémunir
des mauvaises intentions de l'esprit foetal. Par ailleurs, si le rite
charismatique demande à la patiente de baptiser et de nommer
l'enfant pour lui accorder le statut de personne, le rite japonais demandera
que l'esprit foetal soit nommé pour que lui soit accordé
un statut comparable à celui des ancêtres. Malgré
ces différences, il est important de souligner que les deux pratiques
entretiennent des relations assez étroites du fait du contexte
actuel de globalisation. Dans ce contexte, le renouveau charismatique
et les nouvelles religions liées au bouddhisme participent mutuellement
d'une condition dominante de la culture postmoderne.
Pour
l'auteur, la question des rites liés à l'avortement, dans
le contexte du débat d'ordre moral qui entoure cette pratique,
montre une limite du relativisme culturel. Au delà de cette limite,
constituée par l'idée que le rite procède d'une
réalité d'ordre culturel, nous retiendront avec l'auteur
que l'apport de la comparaison peut se résumer en ce que, malgré
les limites qu'imposent leur configuration, des cultures peuvent créer
et définir des problèmes pour ensuite leur apporter une
solution thérapeutique. Parfois, conclue l'auteur, cette créativité
a pour résultat l'oppression de l'humain.
4.
L'affliction de Martin
Ce
chapitre présente les relations entre les manières religieuses
et cliniques de comprendre la souffrance. À partir de l'étude
d'un cas, l'auteur présentera les commentaires qu'il suscite
auprès de soignants charismatiques et de professionnels de la
santé mentale. Avant d'entrer plus avant dans la présentation
de ces commentaires, il est nécessaire de présenter très
brièvement les personnes de cette étude de cas. Martin
est un homme d'une quarantaine d'année. Alors qu'il a neuf ans,
il découvre le corps de son père qui s'est donné
la mort. Sa mère, après une longue dépression,
est finalement placée dans une institution. Martin et sa soeur
sont eux-mêmes placés dans une famille d'accueil très
pratiquante. Martin se verra progressivement souffrir de maux de têtes
chroniques qui s'intensifieront au point de l'empêcher de terminer
ses études. Il sera également tourmenté par un
imaginaire sexuel de plus en plus présent qui encouragera chez
lui une culpabilité croissante. Il rencontre alors Peggy, une
soignante religieuse, grâce à un de ses amis, Randy. Peggy
n'est pas une soignante charismatique comme les autres. Pratiquant seule,
elle a développé des techniques inspirées de la
pensée new-age et orientale. Elle se jettera à corps perdu
dans le soin de Martin, et découvrant en lui la présence
d'un démon nommé Andronius, se verra progressivement atteinte
des mêmes symptômes que son patient.
Pour
les cinq soignants religieux, le problème principal, dans cette
histoire, repose sur la soignante elle-même en tant que son statut
n'a peut pas été agréée par Dieu. Les techniques
qu'elle utilise sont également douteuses au regard de celles
qui ont habituellement cours dans ce type de soin, et de son isolement
dans le processus thérapeutique. La présence d'éléments
occultes dans le processus, montre une limite fondamentale de la pratique
pour les soignants religieux. Selon eux, l'utilisation de ces techniques
est, par leur nature, une invitation offerte aux démons. En ce
qui concerne l'activité démoniaque elle-même, les
soignants religieux ne se prononcent pas unanimement. Thomas Csordas
montre trois registres d'interprétation. Le premier relève
de la relation entre l'action démoniaque et le trouble mental,
deux pôles bien distincts, qui requièrent deux types de
soins bien distinct, mais non exclusifs l'un de l'autre. Le deuxième
registre interprétatif relève de la relation entre esprits
démoniaques et émotions. Il est important de rappeler,
ici, que si les démons ne portent pas de nom propre, il sont
nommés en relation avec un péché, un comportement
négatif ou une émotion négative. Là aussi,
il semble difficile pour les soignants religieux de déterminer
si les symptômes de Martin sont la marque de l'activité
démoniaque ou de la psychopathologie. Enfin, un troisième
registre touche à des suggestions qui concernent l'intervention
thérapeutique. Là encore, deux pôles émergent,
qui s'orientent, d'un côté, vers le soin religieux, de
l'autre, vers une psychothérapie.
Pour
les professionnels de la santé mentale, l'analyse est rendue
plus compliquée du fait de la différence existant entre
la méthodologie de la description ethnographique et celle de
l'interview-diagnostic. L'analyse est également rendue plus difficile
du fait des divergences d'école entre les professionnels. Le
diagnostic est rendu encore plus complexe par la présence de
troubles multiples dont on ignore la fréquence et la place qu'ils
occupent dans la vie des protagonistes. Au delà de ces difficultés,
il apparaît que la schizophrénie pourrait correspondre
à ce dont souffre Martin, à ceci près que celui-ci
présente également des symptômes qui renvoient à
la dépression ou à de sévères troubles affectifs.
Pour compliquer encore le cas de Martin, et puisque sa souffrance est
fonction de certaines situations sans que pour autant on puisse lui
trouver une source, on pourrait également penser qu'il souffre
du syndrome de douleur chronique. Il apparaît, néanmoins,
que les images habitant la pensée de Martin sont de nature à
caractériser l'obsession et qu'elles peuvent être associées
au cadre rigide de la morale religieuse du pénitent. Mais, là
encore, des divergences émergent entre les consultants, qui touchent
au caractère illusoire de la croyance religieuse. Au delà
de savoir si le système de croyance partagé au sein du
trio est illusoire, tous semblent s'accorder sur l'idée que Martin
retirerait le bénéfice d'une séparation de Peggy
et ce en raison de la position dominante de celle-ci dans leur relation.
Finalement, le point de convergence entre les thérapeutes religieux
et non-religieux se situe en la personne de Peggy. Mais ce qui compte
dans l'analyse repose sur l'idée que « différents
ensembles culturels de connaissance appliqués au problème
conduisent à différentes explications au sein d'analyses
pragmatiquement semblables. » (p. 124). La mise en route
de ces ensembles conduit la personne à rompre avec l'isolement.
La
comparaison permet, ici, de mettre en lumière la manière
dont les propriétés d'un système permettent de
désigner les causes d'un phénomène et d'organiser
l'expérience. Il reste que l'on peut se demander quelle est la
nature de cette expérience. T. Csordas soutient que le substrat
existentiel commun aux deux analyses présentées plus haut
constitue la souffrance comme une entité incorporée. Son
argument, construit à partir de l'analyse du monde pré-objectif
de Martin désignant autant la manière dont il engage
spontanément le monde culturel dans sa vie quotidienne que le
degré de prise qu'il a sur ce monde repose sur l'idée
que chaque système présuppose l'expérience et,
sous ce motif, constitue un sens précis de l'abstraction. « Chaque
description thématise l'expérience pré-objective
en accord avec ses propres principes. » (p. 130). Au
sein du système religieux, le principe est d'ordre moral tandis
que, dans le système psychiatrique, il relève du traitement
empirique. Chacun des principes repose, en nature, sur la définition
donnée à la notion de personne. Ainsi, selon la conception
dualiste de la personne, le trouble a une cause sous-jacente à
l'histoire naturelle de la personne (champs du diagnostic et du symptôme).
Selon la conception triadique, le démon apparaît suite
à une occasion sous-jacente au comportement ou à l'état
affectif de la personne (champs du discernement et de la manifestation).
La
perspective de l'embodiment participe-t-elle d'une même objectivation
de la réalité vécue que celles présentées
ici ? Pour T. Csordas, le paradigme de l'embodiment aide à
révéler les thèmes incorporés qui sont élaborés
en tant qu'objets culturels. Dans perspective différente de celle
élaborée par la religion, le démon dont on peut
se délivrer représente un trouble. Celui dont on ne peut
se délivrer est une métaphore de la chronicité.
Le retour à l'expérience pré-objective permet de
faire émerger le socle sur lequel se fonde l'expérience.
Ainsi, expliquer le phénomène religieux de l'affliction
à partir des seuls termes de la médecine, revient à
remplacer une vision du monde par une autre.
5.
Lectures croisées
L'approche
que Csordas a choisi pour traiter des pratiques curatives au sein du
mouvement charismatique est particulièrement révélatrice
de la complexité des processus et des phénomènes
liés à l'expérience. Csordas, en optant pour une
double lecture des phénomènes reposant à la fois
sur l'importance de la structure et sur l'immédiateté
de l'expérience individuelle, pose le concept d'embodiment comme
une méthode d'analyse très pertinente de la manière
dont le sens donné à l'existence trouve une place privilégiée
dans le corps et s'exprime à travers lui. Ce que T. Csordas apporte
également, à travers les exemples qu'il prend et l'analyse
qu'il en donne, c'est l'idée que l'expérience peut
être autant que le sens qui lui est donné est sujette
aux changements de trajectoires de l'individu dans le monde. À
cela, il est peut être nécessaire d'en appeler à
une notion complémentaire qui nous encouragera à nous
poser quelques questions concernant d'autres domaines. Après
avoir exposé quelques grands traits d'une notion qui nous semble
ressembler (quoique largement élaborée à partir
de la théorie psychanalytique) à celle construite par
Csordas, nous proposons de mettre en rapport embodiment et traitement
du désordre afin de nous poser la question de la limite humaine
de l'embodiment.
a)
Embodiment et image du corps
Pour Paul Schilder, l'image du corps est construite à travers
l'expérience sensorielle et émotionnelle. Elle ne représente
pas, pour autant, un phénomène qui dépende uniquement
de l'expérience individuelle. « L'image du corps est
un phénomène social » [3]
en ce qu'elle se constitue à travers l'expérience et se
fonde sur une échelle de valeurs. Sociale par nature, l'image
du corps se place dans une relation permanente avec celles des autres,
de sorte que ces dernières forment une sorte de miroir pour chacun.
Ainsi, si elle est une expérience sensorielle, l'image posturale
du corps autorise des attitudes émotionnelles inséparables
de l'expérience.
L'image du corps n'est, selon Schilder, jamais isolée de celles
des autres. Elle est même en relation constante, plus ou moins
distante, avec d'autres images corporelles. La proximité spatiale
la bouleverse, jusqu'à permettre, lors de l'activité sexuelle,
une fusion entre deux modèles posturaux du corps. Les zones érogènes
forment d'ailleurs l'endroit du corps par lequel se renforce le lien.
Ces dernières se déplacent par ailleurs, à d'autres
endroits du corps, jusqu'à ce que ce déplacement se traduise
dans la relation sociale [4]. Le transfert
des propriétés érotiques à différents
espaces de l'image du corps rend cette relation possible, sans pour
autant que cette relation ne traduise un rapport de dépendance.
« Il y a, écrit Schilder, projection et appropriation.
Mais la totalité de l'image du corps d'un autre peut aussi être
assimilée (identification), et de même un individu peut
expulser son image du corps dans sa totalité. » [5].
Ainsi, tout ou partie de l'image du corps d'un autre peut être
intégré. En définitive, le modèle postural
du corps est dynamique ; il change selon les circonstances vécues,
formant un processus continuel fondé sur l'identification, l'appropriation
et la projection.
À
propos de l'identification, Schilder note que de nombreux processus
psychiques conservent l'empreinte de germes de pensées et de
représentations. C'est pour désigner cet arrière-plan
psychique qu'il choisit d'utiliser la notion de sphère. La sphère
ne ressort pas seulement de l'inconscient, ses processus se maintiennent
également dans le champ de la conscience. « Sous la
pression d'une situation actuelle à laquelle nous voulons nous
adapter, nous extrayons du réservoir de nos expériences
celles qui s'adaptent à cette situation. » [6].
Il y a un développement continuel des processus de pensée
qui sont ainsi autant de constructions, d'essais guidés par nos
tendances et nos désirs, et orientés dans un champ de
l'expérience à un moment donné. Au sens strict,
l'identification traduit la manière dont un individu s'identifie
à son entourage réel ou imaginaire.
Nous voyons, avec Schilder, que l'articulation du modèle postural
du corps (dans sa définition et ses transformations) et de l'arrière
plan psychique (la sphère) rend compte d'une relation complexe
entre le sujet et les agents objectivés du monde, si ce n'est
le monde lui-même. Deux séries de questions nous semblent
rester en suspend. La première touche directement à deux
manières de penser l'action thérapeutique. La théorie
de l'embodiment traduit-elle une mise en ordre systématique de
l'expérience du malade à travers un processus d'identification
qui le contraint à adopter pour lui-même le modèle
d'ordre donné par le thérapeute ? Le rôle du
thérapeute n'est-il pas plutôt de « capter et
incorporer les forces du désordre » [7]
? Par ailleurs, quelles sont les limites de l'embodiment ? Schilder
pose que l'image du corps, si elle prend en compte celle des autres,
dépasse largement l'anatomie ; qu'elle est capable, « et
de prendre en elle les objets, et de se répandre dans l'espace. »
[8]. Doit-on limiter l'usage d'une
théorie de l'embodiment au corps, ou peut-on, au contraire, s'appuyer
sur elle dans le cadre d'une analyse des relations de l'humain aux objets
matériels ?
b)
Une philosophie du désordre
Bertrand Hell montre que le chamanisme et la possession sont liés
à la marginalité transgressive. Le chamane se définit,
à travers son propre ensauvagement, selon sa capacité
à intégrer les forces du contre-monde. Il compose avec
le désordre et, se faisant une figure de ce dernier, construit
le rite en tant qu'espace de déchargement des potentialités
destructrices du monde, de la surnature. C'est de cette capacité
de construction et de son alliance avec les puissance de la surnature
que le chamane-possédé tire l'essentiel de son pouvoir
: « Le pouvoir par le désordre », souligne
B. Hell [9].
La maladie concentre en elle une force considérable de représentation
du désordre. Mieux, elle permet de l'objectiver, comme elle permet
au chercheur de penser le soin en tant que parcours à la fois
thérapeutique et initiatique, qui ne se fonde pas sur la seule
relation langagière que le thérapeute entretien avec le
soigné [10], mais plutôt
sur une symbolique partagée du désordre mettant en jeu
une puissance de conviction qui vise à légitimer l'image
du thérapeute et du processus de soin. Contrairement à
la biomédecine, la thérapie chamanique va fonder son étiologie
sur des éléments extérieurs à la personne.
Ceci à pour principaux effets de déculpabiliser le malade
et de placer le thérapeute à la lisière du monde
des puissances du désordre. Cependant, l'efficacité thérapeutique
ne se limite pas à cette simple mise en relation du soignant
et du soigné. Elle se fonde également sur un jeu avec
des symboles signifiants.
Comment penser la maladie ? Il apparaît, au travers de l'analyse
à laquelle se livre B. Hell, que les causes qui président
à la guérison sont pensées comme étant du
même ordre que celles qui rendent possible la maladie. « Le
désordre n'est ni hasard ni abomination, il est tragiquement
normal. » [11]. Suivant
cette idée, il est aisé de penser que l'action rituelle,
et l'initiation qu'elle implique pour le malade, forme une contre-structure
sociale qui a pour objet de renforcer la cohésion communautaire
face à l'incertitude et à l'infortune. Ce que l'initiation
induit, c'est la possibilité pour le malade de donner du sens
à son expérience, une possibilité qui lui est offerte
de se prendre en charge.
Le
travail de B. Hell adresse une question directe à celui de T.
Csordas. La pratique du soin charismatique renvoie-t-elle, pour le soignant,
à une expérience de l'ensauvagement ?
Si, comme le souligne Hell, le pasteur chrétien réinvestit
l'ancienne fonction du chamane, en reproduit-il pour autant la figure ?
Il semble que Csordas nous réponde par la négative. Si
l'initiation du soigné charismatique montre des points communs
avec l'initiation propre au domaine du chamanisme, le thérapeute
charismatique n'est pas un allié des puissances du désordre,
le désordre provocant l'oppression ou à la possession
par le démon. Par ailleurs, il importerait finalement assez peu
qu'il le soit. Ce qui compte, pour Csordas, étant de comprendre
les rites à travers les processus existentiels qu'ils mobilisent.
Néanmoins, s'il est l'allié de Dieu dans le combat contre
la maladie, le soignant charismatique n'en est pas moins impliqué
dans un combat d'ordre cosmologique entre les forces divines et démoniaques.
En cela peut être, il fait figure d'agent cosmologique au même
titre que le chamane, et participe, comme lui, d'une trajectoire générale
qui cherche à faire entrer l'individu en souffrance dans un système
sotériologique.
c)
Les limites corporelles de l'embodiment
D'autres
pratiques possèdent ce triple aspect d'initiation à un
culte, d'intégration à un groupe et de libération
individuelle. Parmi ces pratiques, le fétichisme nous semble
constituer un cas intéressant. Si, dans les cas que nous avons
présenté jusqu'à présent, le médiateur
est une personne humaine, le fétichisme Evhé s'appuie
sur une médiation par l'objet.
Albert de Surgy consacre un ouvrage très intéressant à
la nature et aux fonctions des fétiches dans le sud du Togo [12].
Il montre que ces objets ne sont pas destinés à rendre
honneur à Dieu par l'effacement, mais qu'ils consistent en la
maîtrise de force subtiles et surnaturelles. On peut diviser les
fétiches Evhé en deux grandes classes : les vodu
et les bo. Les vodu permettent à leur possesseur
d'améliorer et d'harmoniser leur rapports à l'environnement
matériel, social et spirituel. Ils forment des entrées
vers l'au-delà, vers des esprits de la nature, vers l'âme
tourmentée d'un mauvais mort, ou encore vers celle d'un ancêtre.
« Le terme vodu convient donc avant tout aux objets
de culte possédant par eux-mêmes de l'efficacité. »
[13]. Parmi cette classe d'objets,
on trouve également des atikè-vodu, vodu
dont la seule vocation est thérapeutique.
Les fétiches sont toujours caractérisés par des
formes et des contenus spécifiques. Tous les vodu sont
fabriqués à partir de matériaux ayant le statut
de médecine (ama). Cependant, certains d'entre eux ont
une vocation singulièrement thérapeutique. Leur principale
fonction est de débarrasser leur propriétaire de leur
complexe d'infériorité ou de leur culpabilité afin
qu'ils puissent entretenir avec le monde une relation normale. « Le
fait, écrit A. de Surgy, de représenter une source d'envie,
de terreur ou de tourment, de la matérialiser par quelque chose
qui en évoque le caractère, de lui accorder un statut
défini et de lui trouver un nom, vaccine en quelque sorte contre
ses mauvais effets. » [14].
L'atikè-vodu concentre ainsi sur lui les espoirs du groupe
qui l'appelle à son secours, et ce jusqu'au moment où
il perd son efficacité, c'est à dire jusqu'au moment où
les formations psychiques qui ont participé à sa constitution
disparaissent.
Cette catégorie particulière d'objet nous encourage à
considérer que la personne est au centre d'un tissu de relation
qui la met en rapport autant avec les forces de la culture qu'avec les
personnes de son entourage et l'environnement objectif. Le fétiche,
qui concentre en lui la force de médiation entre le féticheur
et l'outre-monde, est un objet de signification. Plus qu'une force médiatrice,
le fétiche semble habité d'une force de figuration du
même ordre que celle qui habite la statuaire japonaise utilisée
au sein du rite du mizuko kuyo décrit par T. Csordas.
Cette force est agissante dans la mesure où elle se fonde sur
une prédisposition de l'individu qui lui permette à la
fois de faire l'expérience du sacré, d'élaborer
des alternatives à sa situation et de se transformer. En cela,
Le rôle qu'occupe l'objet matériel dans le cas du fétichisme,
comme dans celui du rite du mizuko kuyo, semble analogue au rôle
de l'objet de pensée qui est au coeur du rite d'avortement charismatique.
6.
Conclusion
Il semble difficile de trouver une limite à la méthode
d'analyse proposée par Thomas Csordas. Et pour cause, les sciences
sociales, par leur objet même, ont pour vocation d'embrasser tous
les champs de l'expérience humaine. Dès lors, une théorie
du corps vécu, réconciliant le sujet et l'objet, offre
des perspectives de recherche particulièrement intéressantes.
Elle nous permettrait de penser comment la réalité prend
sens à travers l'expérience vécue du corps. Elle
nous informerait également sur la manière dont le corps
se conçoit et se transforme, comment son expérience et
son image se construisent à travers l'expérience des autres,
et comment il cristallise ses désirs et ses craintes en des formes,
pensées ou matérielles, qui prennent sens collectivement,
du côté de l'ordre ou de celui du désordre, à
travers l'action. Cependant, penser cette manière dont les relations
s'articulent entre l'individu et la définition que le groupe
lui donne de son expérience et de sa personne ne relève-t-il
pas d'un même élan vers le sens ? En d'autres termes,
si la définition biomédicale de la personne constitue
une manière parmi d'autres de donner du sens à l'existence,
on peut se demander c'est d'ailleurs ce que fait T. Csordas
si une phénoménologie culturelle ne procéderait
pas d'une même logique ; logique qui consisterait à donner
du sens à l'expérience à partir, certes, d'une
rupture avec le dualisme, mais aussi d'une définition de la personne
fondée sur la phénoménologie, en somme à
partir d'un schéma préalable [15],
qui encouragerait une certaine prédisposition du chercheur à
s'engager dans un processus du même genre que celui qui préside
aux rites charismatiques.
[2]
Et non au chapitre deux comme c'est indiqué dans l'ouvrage page
92.
[3]
Schilder, Paul, 1968 [1935], L'image du corps, Paris, Gallimard,
Coll. Connaissance de l'inconscient, p. 233.
[4]
Schilder construit cette idée à partir de la « peur
de rougir » (érythrophobie) qui traduit la peur de
transférer, à un endroit du corps exposé à
la vie sociale, le caractère érogène ou érotique
d'une zone habituellement cachée. L'auteur part du cas d'un homme
ayant peur que les autres ne lisent sur son visage qu'il se masturbe.
[12]
De Surgy, Albert, 1994, Nature et fonction des fétiches en
Afrique Noire, Le cas du Sud-Togo, Paris, L'Harmattan, Coll, Connaissances
des hommes [compte rendu de l'ouvrage]